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Les Elfes du Dauriath

Le solstice de l'amour

(Titre original: Midsummer Love)

Par Yichard Muni, barde Elfe

 

Rencontrons-nous en vrai! Mon nom: Richard Trigaux. Nom d'artiste: Yichard Muni
Tous les vendredis à 12pm SLT (Heure de Californie, PT ou PDT) (France: 21h), rencontres elfiques et histoires

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Ce texte s'insère dans une intrigue plus vaste. Il vaut donc mieux lire d'abord «Le Baiser des Mondes».

Index des histoires: ordre chronologique, ou par ordre de création

 

 

Moi, Yichard Muni, ait composé ce texte spécialement pour le concours bardique qui a eu lieu en Juin 2008 dans nos terres elfiques de Elf Circle, dans Second Life:

 

 

¸.•*(¸.•*´ ~ `*•.¸)`*•.¸

.•*?`¨`• METAMORPHOSIS •´¨`?*•.

*•.¸('*•.¸ ~ ¸.•*´)¸.•*

 

 

Concours bardique du solstice (A Midsummer's Bardic Competition) présenté par Farley Crabgrass†, Maître conteur, et Rose Mackie, lauréate poète. Le thème était une composition de poésie ou de prose basée sur le concept de «métamorphose» ou croissance, qui se passe pendant le solstice.

 

 

 

 

Comment pourrais-je me présenter autrement? J'étais un jeune homme non marié, aux traits simples, mince, encore imberbe, cheveux mi-blonds, et asses agréable à voir comme je le compris plus tard. Mais mes copains me disaient tout le temps que je n'étais qu'un gringalet sans aucune chance de ne jamais attirer une femme. J'étais un petit travailleur, un apprenti horloger.

Oh, notre artisanat d'horlogerie était simple, et nous faisions toujours les mêmes choses. Mais récemment, le développement des voyages en mer et l'alliance entre les pays du nouveau continent Shartan, avaient ajouté une difficulté inattendue. Lorsque les voyageurs, les diplomates, les commerçants ou les riches explorateurs apportaient leurs propres horloges de leur lointain pays, nous devions les régler à l'heure locale. La raison en était le Dauriath, l'Autre Monde dans le ciel, qui fait avancer les horloges plus lentement quand on s'en approche, ou plus rapidement quand on s'en éloigne.

Partout elle était connue comme la Cité Rose, Tellutaar, la ville et le port où je vivais. C'était à cause des beaux murs de briques, et du paysage de vastes dômes de nos temples, s'élevant dans des parcs luxuriants de grands arbres verts. Vu d'ici, le Dauriath n'était qu'un croissant bas sur l'horizon au sud ouest, comme une montagne lointaine, lumineux au lever du soleil, noir au coucher. Il ne changeait pas beaucoup la longueur de nos journées, juste que les soirs d'été finissaient abruptement, la nuit complète tombant en seulement quelques secondes. Ces longues soirées d'été nous manquaient.

Il y a sept siècles, le niveau général des océans avait commencé à baisser, fermant de nombreuses routes maritimes anciennes, transformant en un continent ce qui était autrefois une vaste étendue d'îles séparées, appelée le Shartan. Et cela continuait, car la mer baissait encore. De nombreux ports avaient fermé à cause de cela, certains avaient même du cesser toute activité seulement 25 ans après que l'océan ait commencé à descendre.

Rapidement, au contraire de beaucoup d'autres villes, Tellutaar avait profité de cette situation, parce qu'elle se trouvait au dessus d'une forte pente sous-marine, ce qui fait que le port n'eut à être déplacé que de cinq kilomètres en sept siècles. En plus, l'océan, en s'abaissant, découvrait une ancienne vallée marine, ce qui fait que nous avons toujours un port naturel, sans besoin de construire de nouvelles jetées, seulement des embarcadères flottants en bois. Un ancien phare était toujours visible, dominant inutilement la nouvelle ville.

Ici, Tellutaar s'était bien plus développé que toutes les autres villes de la région. De nouveaux bâtiments étaient construits à proximité du port, au fur et à mesure qu'il se déplaçait vers le bas de la pente. Ces maisons étaient encore utiles tout au long de leur durée de vie normale. Quand elles étaient trop loin pour servir au port, elles étaient utilisées par d'autres métiers comme les artisans, les tailleurs, les artistes, et les horlogers. Les Ancien docks du port étaient utilisés par les commerçants locaux. Toujours plus haut sur la pente, seuls restaient les bâtiments de pierre durables, formant un quartier pour les riches et les maisons de luxe. Les maisons en torchis décrépites étaient remplacées par des vergers, qui contribuaient beaucoup à la richesse de nos marchands. Plus haut, au sommet de la pente, à la place de l'ancienne ville avant que l'océan ne commence à descendre, se dressait le palais des Marshis, les puissants seigneurs de Tellutaar, ainsi que les temples antiques avec leurs dômes et minarets majestueux. En outre, le climat n'avait pas beaucoup changé dans notre pays, de sorte que l'on pouvait encore cultiver sur le plateau au sommet. Les pertes de rendement agricole étaient compensées par les nouvelles terres fertiles découvertes par l'océan en retraite.

 

Gagner des terres sur l'océan engendrait beaucoup de troubles politiques. La plupart des îles de l'ancienne Shartan étaient des pays indépendants. Mais certains s'élargirent plus que d'autres, gagnant davantage de terre et modifiant les rapports de force. Lorsque les îles se rejoignaient, de nouvelles frontières devaient être créés. Après quelques guerres, un consensus général se dégagea pour suivre la ligne de rassemblement des eaux, où l'océan se retirait en dernier. Mais cela laissait encore de nombreux cas litigieux, sans parler des envahisseurs audacieux qui s'installaient au-delà de ces lignes naturelles, sous prétexte que ces terres nouvelles étaient inutilisées. En particulier, les elfes traditionalistes, peu enclins à déménager, étaient régulièrement victimes de ce système, et ils se retrouvaient avec leurs anciennes terres sacrées entourées de nouveaux colons étrangers hostiles. De toutes façons, la plupart des gens pensaient que les Elfes avaient déjà bien assez de terres, et qu'ils ne devaient pas en prendre de nouvelles, même quand le refroidissement climatique les forçait à quitter leurs montagnes pour obtenir de nouvelles terres cultivables.

Hors quelques commerçants ou voyageurs, ici à Tellutaar nous n'avions que peu d'elfes, qui se rencontraient à l'Auberge du Vieux Pastel, un endroit où seuls les elfes et les humains amis des elfes osaient entrer. Comme la plupart des gens de Tellutaar, je pensais que les elfes n'étaient que des vagabonds chevelus, paresseux et inutiles, et qu'ils ne méritaient pas qu'on s'occupe d'eux, au contraire de nous les humains travailleurs et actifs. Bien sûr, comme la plupart des citadins, j'aimais leurs objets d'art et leurs ménestrels aux belles voix, mais cela ne suffisait pas à faire oublier toutes les rumeurs sur leur vie de luxe, leurs trésors cachés et leurs trahisons sournoises. Mais la plupart des gens craignent les Elfes beaucoup plus qu'ils ne les haïssait, de sorte qu'on les laissait généralement en paix. Peu d'armées osaient pénétrer dans les forêts et montagnes elfiques, de peur des flèches jaillissant de nulle part, des pièges terribles et du poison, des rochers se détachent sans raison, ou de bêtes pacifiques devenant subitement enragées. Les elfes étaient redoutés en tant que guerriers impitoyables, et plus encore en tant que magiciens terribles. Tant de choses incompréhensibles et terrifiantes arrivaient lorsqu'on avait affaire aux elfes, que la plupart des gens préféraient éviter tout contact avec eux, les croisant dans la rue en faisant comme s'ils n'existaient pas.

Tous ces glissements de l'équilibre des forces politiques avaient profondément affaibli les elfes, et ils étaient maintenant affamés, entourés de terres civilisées gagnant sur leur nature. Même leur magie était sur le déclin. Mais surtout, nous étions maintenant environ un milliard d'humains, en augmentation rapide, à comparer avec seulement 18 millions d'elfes, de moins en moins nombreux, la plupart des artistes et autres incapables. Ainsi, il y avait maintenant des rumeurs d'actions militaires énergiques, afin de mettre enfin un terme à des siècles d'escarmouches, et de pouvoir développer ces terres en sécurité. De plus, nos armées étaient maintenant beaucoup plus audacieuses, car elles avaient récemment découvert les armes à feu, capable de tuer à distance, rendant inutile la longue formation des gens d'épée ou des archers. On disait que les balles volaient plus vite que la magie. Et les fours fumaient et les forges retentissaient jour et nuit, de sorte que le destin des Elfes n'était plus qu'une question de temps.

Rigoureusement parlant, nous étions officiellement en paix. Toutefois, l'idée d'une guerre proche faisait lentement mais sûrement son chemin dans la pensée collective. Personne n'aurait osé lancer un regard de travers à un elfe dans la rue, mais il y avait des hochements de têtes entendus derrière leur dos, et de virulentes discussions dans les tavernes.

Il me faut avouer que je n'aimais pas l'idée d'attaquer les elfes, mais cela semblait un mal nécessaire aux yeux de tous, afin d'apporter une paix définitive, et aussi de faire un usage rationnel de leurs vastes forêts et mines. J'avais souvent des rêves tristes de belles voix de chanteuses elfes allant en disparaissant, mais le jour j'étais tout simplement occupé à mon travail d'horloger.

 

C'est par un beau jour de printemps que les choses changèrent brusquement, quand un groupe de plusieurs centaines d'Elfes arriva inopinément en ville. On leur donna une ancienne caserne dans le quartier riche, pour quelque affaire commerciale, si ce n'était pas diplomatique. La rumeur disait qu'ils étaient là pour tenter d'éviter la guerre, et la remplacer par un exil, dans le Dauriath on murmurait. Autant dire en enfer, car personne n'est jamais allé dans le Dauriath, et on n'imaginait même pas comment se rendre vers l'autre monde dans le ciel.

Honte et silence accueillirent ce nouveau groupe d'elfes à Tellutaar. Il y eut peu de commentaires publics, mais une tension discrète se fit sentir, sans que toutefois personne n'ose faire quoi que ce soit qui aggraverait les choses. Mais la Milice de la cité patrouillaient plus souvent les rues, pour éviter les provocations de quelque saoulard ou matamore.

Au bout de seulement quelques semaines, les Elfes avaient nettoyé l'ancien complexe militaire, réparant les toitures abîmées, blanchissant les murs à la chaux, et arrangeant un endroit pour y vivre quelques mois ou quelques années. Ils avaient même réussi à planter des arbres dans l'ancienne cour d'honneur. Cela parlait certainement contre leur réputation de paresse, mais bien trop peu pour les faire aimer de tous. La plupart du temps, ils restaient dans ce lieu entouré de hauts murs, n'allant en ville que par groupes. Ils étaient toujours très polis, évitant tous les petits abus de la vie quotidienne, comme de se cogner dans les gens. Ils portaient également des vêtements communs discrets, ou de longues tuniques grises. Mais malgré cet effort, il y avait encore un mur invisible entre eux et nous les humains.

 

Rapidement, je devins très curieux à propos des elfes, tentant des clins d'oeils dans leur domaine quand la porte était ouverte, ou disant des mots polis quand je les croisais dans la rue. Mais malgré ces efforts, je n'obtenais rien de plus que des sourires polis. C'était très frustrant, en particulier de la part des femmes elfes, qui étaient vraiment jolies malgré leurs modestes robes grises. Il était de toutes façons rares de les voir en ville, et elles n'étaient jamais seules.

Des jours passèrent sans changement, quand j'eus soudain la surprise d'obtenir ce que je voulais: mon patron Arkad me demanda de livrer et d'installer plusieurs grandes horloges chez les elfes. Mais il prit grand soin de m'avertir: «Fais attention, Seulot, dans ce lieu. La magie des Elfes est encore forte aujourd'hui, mais plus subtile, moins visible, et ils l'utilisent contre nous sans avertissement et sans raison. Il faut donc être très poli, très professionnel, ne jamais les contredire en rien, et ne jamais s'engager dans une relation personnelle ou activité avec eux. Les elfes sont des créatures très séduisantes et dangereuses, aussi oublie leur beauté et leurs chansons. Aime leurs œuvres, mais ne les aime jamais, eux. Et surtout, ne pense jamais à seulement approcher les belles femmes elfes, ils te jetteraient un sort terrible, qu'aucun homme ne peut endurer».

 

Tout en essayant d'avoir l'air neutre, mais en réalité aussi heureux qu'effrayé, je me rendis au portail des elfes, serrant mon horloge dans une boîte. L'ancien portail militaire avait peu changé, mais l'impression était maintenant complètement différente, comme d'un palais, c'est le mot qui me vint à l'esprit. Je mis timidement un pied au-delà de la porte à moitié ouverte, mais aussitôt trois elfes vinrent à moi, demandant poliment qui j'étais. Ils ne portaient aucun signe distinctif, seulement les tuniques grises qu'ils avaient l'habitude de porter en ville. Mais quelque chose dans leur ton et leur attitude me dit tout de suite qu'ils étaient des gardes, et qu'il valait mieux ne pas jouer au plus malin avec eux.

Rapidement, dès que j'eus expliqué mon but, ils appelèrent un quatrième garde, qui me dit: «Monsieur, je vais vous accompagner sur place. Nous ne recevons normalement pas d'invités, aussi suivez-moi sans me perdre, afin d'éviter de vous retrouver là où vous ne devez pas».

Intensément, je regardais partout où je pouvais, mais je ne trouvais que les portes fermées et les couloirs vides, de sorte que je n'appris que fort peu de ma première visite au palais des elfes. Je plaçais mon horloge dans l'une des salles principales, aux murs de briques, sol dallé et plafond en charpente. Une plate-forme de bois avait été installée à une des extrémités, sans doute pour quelque orateur. Des insignes elfiques avaient été accrochés aux murs, de bonne ébénisterie et peinture il faut le dire, et je sais de quoi je parle. Des hommes et dames elfes passaient de temps à autre, portant les mêmes tuniques grises. Des salles voisines arrivaient des voix joyeuses ou occupées. Rien de bien extraordinaire, juste un parfum subtil se remarquait, caché par l'odeur du bois fraîchement peint.

 

Gravissant le chemin de l'atelier, je trouvais Arkad qui m'attendait. Il tourna autour de moi, m'examinant soigneusement, comme pour vérifier si j'étais toujours entier. Il me posa plein de questions sur ce que j'avais fait, qui j'avais vu, si je m'étais bien abstenu du moindre regard vers les dames elfes, une faute suffisamment grave, disait-il, pour écoper d'un envoûtement affreux. Enfin il eut l'air satisfait.

A la fin de la journée, j'avais l'habitude d'aller directement à mon petit logement, pour prendre un repas bien mérité. Mais ce soir-là, je devais aller à l'atelier d'astronomie, en haut de la colline qui surplombait la ville. C'était pour régler les horloges avec précision, à l'aide des étoiles, le seul repère de temps sûr dans ce monde d'horloges variables.

Une fois sur le chemin, comme par hasard (ou très prévisiblement) je rencontrais plusieurs copains de mon ancienne école. Je ne les aimais pas trop, parce que, pour quelque raison connue d'eux seuls, j'étais la cible habituelle de leurs plaisanteries. C'était toujours des «gentilles blagues», comme ils disaient, mais la plupart du temps elles me laissaient irrité ou humilié. Mais si je tentais de me défendre avec d'autres «gentilles blagues», cela les mettait invariablement en colère. Je devais donc supporter ça, ou n'avoir aucun ami. Le choix n'était que entre accepter les «gentilles blagues», ou bien de n'avoir personne à qui parler, sauf Arkad qui ne pensait qu'à ses affaires.

Indécis, je les suivis lorsqu'ils m'invitèrent à leur bar habituel. Je détestais cet endroit, parce qu'il y avait souvent des ivrognes et des bagarres. Mais on était encore en début de soirée, et rien de cela n'était encore visible.

C'est en échangeant des regards sous-entendus qu'ils m'offrirent «gentiment» une grande chope de bière, me flattant dans le dos avec des encouragement bruyants, pour vite en arriver à leur plan: «Seulot, c'est vrai que tu es entré dans la caserne des elfes?»

Sans que je sache trop comment, ils savaient. J'imagine qu'ils n'avaient pas besoin de travailler toute la journée comme moi, et qu'ils avaient tout leur temps pour espionner les gens.

Pendant une demi-heure, je dus répondre à d'incroyables questions, tandis qu'ils insistaient pour me faire boire de la bière. J'expliquais que je n'avais vu que des choses très ordinaires, et pas de dames avec des robes transparentes flânant dans les couloirs. Mais je réalisais vite qu'ils essayaient de me saouler, et je dus refuser abruptement le troisième verre. Comme d'habitude cela les mis en colère, et ils me rétorquèrent que je ne savais pas profiter de la vie. Mais je ne savais que trop qu'après quelques verres de bière, des choses arrivent qui sont très loin d'être agréables. Alors je commençais à leur dire que j'étais sur le point de prendre un vœu religieux de ne plus jamais boire. D'habitude, ça les agaçait énormément, mais pas cette fois. Ce n'est que plus tard que je me suis rappelé que Jossie, le meneur de beuverie, chuchotait des choses aux autres, en se retenant de rire. Mais ce fut Lizzie, la plus «sympathique» de la bande, qui vint au fait:

«Seulot, je connais un truc pour te rendre ami des elfes!

-Quel truc? Demandais-je, pas très rassuré.

-Tu portes une écharpe blanche sur tes épaules. C'est un symbole diplomatique, que tu es ami avec eux. Ils accepteront de te parler!

- Et de te dire leurs secrets!

-Vous m'enquiquinez. Laissez-moi partir, j'ai du travail précis à faire ce soir, pas besoin d'être maladroit à cause de la bière».

Je réussis à quitter le bar, à moitié heureux, à moitié mortifié, comme d'habitude avec eux, rêvant d'un monde sans bière et sans «gentilles blagues», où les amis pourraient parler ensemble, simplement, sans toujours se moquer les uns les autres, et faire la fête sans s'abrutir avec l'alcool. La rue était déjà sombre, avec des lanternes jetant des lumières rougeâtres ici ou là, permettant tout juste de marcher sans heurter quelqu'un. Les fenêtres brillaient de chaude lumière, des odeurs de repas nous invitaient, et les rires résonnaient tout le long du chemin. Il serait si simple de juste entrer dans un de ces bars, en disant que j'avais besoin d'amitié. Mais je savais que des années seraient nécessaires pour faire d'autres copains. Et tout ça pour n'obtenir que d'autres «gentilles blagues». Quel gâchis.

J'arrivais à l'observatoire. C'était une sorte de tour à deux étages, dans un petit parc derrière la maison d'Arkad, entouré d'un mur de briques et semé d'arbres variés. Je n'étais pas admis dans la maison, mais je pouvais aller à l'observatoire en empruntant une allée. Ce parc avait été un temps bien entretenu et fleuri, mais depuis que la femme d'Arkad était morte, l'herbe y poussait haut.

Ce soir-là, Arkad m'attendait à son observatoire. Le travail était simple, mais il nécessitant beaucoup d'attention. Il fallait guetter le passage d'une étoile devant une alidade, et de faire la même chose la nuit suivante, avec la même étoile. Cela permettait de connaître la durée exacte du jour. Il suffisait alors de quelques calculs, à l'aide d'une abaque, pour corriger le mouvement d'une horloge. Sur le pendule, des poids coulissant avec des graduations permettaient d'apporter la correction désirée. Deux nuits suffisaient pour régler une horloge ordinaire, et trois pour une de grande précision.

Mais Arkad avait trouvé une solution, qu'il considérait comme un secret commercial dont la divulgation serait passible de mort: il avait fait un tableau du temps exact entre différentes étoiles, ce qui nous permettait de faire tout le travail en une seule nuit. Habituellement 20 ou 30 horloges devaient être réglées lors d'une session. Habituellement, car nous dépendions de la météo, et souvent une nuit nuageuse ruinait notre travail. Un seul nuage était déjà un problème, et pour cette raison nous avions l'habitude de prendre plusieurs mesures, avec plusieurs étoiles, pour chaque horloge. Tout cela suffisait à nous occuper tard dans la nuit.

D'habitude, Arkad commençait le travail, puis il allait au lit, me laissant seul, moi ou Klassie, l'autre apprenti, pour terminer les mesures, ce que nous faisions chacun notre tour. J'aimais cet endroit étrange rempli de mécanique, de précision et de calcul, mais pas Klassie.

Aussi, après un moment, Arkad quitta l'atelier, et je me retrouvais seul dans le bâtiment désert, au milieu du parc planté d'arbres obscurs. Il y avait une petite pièce sous l'observatoire, pour les calculs et les outils, éclairée d'une unique bougie. En ce lieu, toutes les horloges tictaquaient en un joyeux concert, mais la pièce du haut était obscure et silencieuse.

Arkad avait récemment amélioré notre travail, grâce à un instrument étrange, qu'il appelait un télescope. Cela aussi était à ne pas divulguer, sous peine de mort. Mais la raison, ici, était très différente: les prêtres avaient interdit cet instrument, dont l'usage, et même la simple possession, entraînaient un châtiment terrible. C'était un tube de bronze, avec un verre taillé et poli à chaque extrémité, permettant de viser les étoiles avec une bien meilleure précision, et aussi d'utiliser des étoiles plus faibles. Cela facilitait le travail, mais Arkad m'avertissait constamment de ne jamais utiliser le télescope à d'autres fins, et surtout ne jamais le retirer de son support, où il ne pouvait être utilisé que pour le travail. Arkad était homme à dire de telles choses bizarres. Étonné, je lui demandais pourquoi, mais il me répondit juste avec colère de ne même pas y penser, que c'était interdit par la religion de regarder les dieux, ce que nous appelons les planètes dans le ciel. Une autre fois, il m'avertit que des gens étaient devenus fous après avoir regardé les planètes ou les étoiles floues. Depuis, j'évitais soigneusement toute autre question.

Mais cette nuit là, j'osais penser. Le télescope tenait sur son support avec une simple vis, qui pouvait être tournée avec un bouton. Et deux planètes étaient clairement visibles à travers la baie que nous utilisions pour le travail. Il suffisait d'une minute pour dévisser, et une autre pour remettre la chose à sa place. Si Arkad arrivait inopinément, ou bien l'autre apprenti, je les entendrais monter les escaliers, et j'avais le temps de tout remettre en place. Ainsi ma peur diminua, et je pris confiance.

Plusieurs fois de suite, je dévissais le tube de bronze, pour le revisser aussi vite que je le pouvais. Tournant davantage la vis à chaque fois. Mais la nuit était si calme, que je pourrais entendre Arkad marchant dans l'allée bien avant qu'il ne grimpe l'escalier.

Le coeur battant, les joues brûlantes, je tirais le télescope hors de son support. Et j'osais mon premier regard vars Ishtar, la planète qui est, comme chacun sait, la déesse des arts et des métiers, portant un marteau de charpentier et un ciseau.

 

Juste un cercle verdâtre.

 

Je remis prestement l'instrument dans son support, la main sur la vis, guettant intensément d'éventuels bruits de pas dans la nuit.

 

Mais je n'étais pas fou.

 

Il me fallut davantage de temps pour regarder à nouveau, avec davantage d'attention. La planète Ishtar n'apparaissait que comme un cercle verdâtre, avec deux petites étoiles juste à côté. Si c'étaient là le marteau et le ciseau, n'importe quelle autre étoile le ferait aussi.

Ne regardant jamais plus de quelques secondes sans remettre l'instrument dans son support, j'essayais Foggier, la planète du soir, qui est, comme chacun sait, le dieu des enfers, punissant indéfiniment les gens désobéissants avec un gigantesque fouet.

 

Un croissant blanc.

 

Rien d'autre.

 

Et les étoiles floues, dont on disait qu'elles étaient des illusions produites par Foggier pour imiter les dieux justes.

 

L'une était une sorte de pelote irrégulière verdâtre, l'autre un large ovale flou. Mais de les regarder me fit une sensation étrange et incompréhensible, comme de quelque chose d'incroyable et très important.

 

Cette fois, je remis l'instrument dans son support, pour ne plus y toucher, et je resserrais la vis. Je réalisais que j'avais pris un risque énorme: si j'avais laissé tomber l'instrument, brisant les verres coûteux, Arkad m'aurais licencié, et je me serais retrouvé en prison, peut-être torturé.

 

Mais je n'étais pas fou.

 

Je n'entendais pas le rire dément de Foggier, je n'entendais pas claquer et siffler son fouet à neuf queues.

 

Simplement, je compris qu'Arkad m'avais appris des choses fausses. Et les prêtres aussi. Et certainement les copains aussi, avec leurs «gentilles blagues».

 

J'avais perdu presque une heure avec ça, et il me fallait me concentrer sur le travail restant. Que dire à Arkad? Qu'un nuage était passé? Je n'aime pas mentir. Que je m'étais endormi? Il me giflerait sûrement, mais je préférais ça à un mensonge franc.

 

Arkad avait l'habitude de me laisser me lever tard, après une nuit de travail. Quand je revenais à l'atelier, il ne me demanda rien, juste il avait l'air heureux du travail accompli. Probablement il ne remarqua même pas la demi-heure sans aucun résultat. Cela arrivait habituellement.

 

Et je n'étais toujours pas fou. Je ne voyais pas de petits grognons roses. Je n'entendais pas de rires moqueurs. Je ne sentais pas la morsure du fouet de Foggier. Juste la vie habituelle. Arkad occupé à rouspéter après un mouvement d'horlogerie en panne, comme il avait coutume de le faire. Lui un menteur? Non, il croyait les prêtres. Eux, des menteurs? Impensable si ils étaient appointés par les dieux. Mais il y avait pas de dieux, du moins pas de la façon qu'on disait, pas dans le ciel. Les prêtres disaient quelque chose de faux. Comment exprimer cela? Ils disaient des mensonges. Ils n'étaient que des gens ordinaires, pas des élus des dieux. Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à les voir dire des mensonges. Ils étaient des gens ordinaires, disant des mensonges, comme la plupart des gens ordinaires le font, pour n'importe quel motif sérieux ou frivole, tout en sachant très bien que c'est un péché. Et les prêtres répandaient des histoires effrayantes pour dissuader les gens de vérifier. Et si, moi, Seulot, me mettait à marcher dans la rue en disant que Foggier est un croissant blanc et Ishtar un cercle vert, ils diraient tous que je suis fou. Et ils me jetteraient en prison. Et même Arkad le croirait, et il n'oserait jamais regarder dans le télescope lui-même.

 

«Seulot, va donc porter cette autre horloge à l'ambassade des elfes. Je l'ai réglée pour notre endroit.»

Ainsi c'était donc bien une ambassade. J'avais oublié les elfes avec cette histoire. Bon, il valait mieux aller chez les elfes, avant qu'Arkad s'aperçoive que j'étais incapable de travailler correctement ce jour-là.

 

A mi-chemin du palais (je n'arrivais pas à l'appeler une caserne) je rencontrais la bande de copains, qui avaient l'air de m'attendre. C'était pas vraiment le moment.

«Seulot, essaie cette écharpe blanche!

-Oui, essaye! Crazie t'en a apporté une!

-Non, je ne veux pas essayer ce truc!»

Mais Crazie jeta une écharpe blanche sur mes épaules, et toute la bande commença à me bousculer, au risque de briser la précieuse horloge que j'étais en train de porter.

«Si tu la casses, Arkad appellera la Milice et il te la fera payer toute! C'en est une chère!

Nous lui dirons que tu faisais pas attention, il ne te croira jamais, toi seul contre nous dix!

-Tu iras en prison et tu recevras le fouet!»

Le ton n'était plus du tout à la «gentille moquerie», il était devenu vraiment menaçant, comme quand ils étaient en train d'essayer de m'enrôler dans un de leurs méfaits. Ainsi je ne pus faire autrement que d'avancer avec cette écharpe sur les épaules, avec eux marchant cinq mètres derrière moi, l'air innocent comme si ils étaient là par hasard. Je me demandais comment les elfes interprèteraient cette écharpe blanche, si c'était vraiment un symbole d'amitié, ou quelque plaisanterie de mauvais goût.

 

Nous arrivâmes à la porte du palais des elfes. Il y avait toujours les trois gardes, mais seulement un de ceux que j'avais vu la veille. Ils ne pouvaient pas ignorer l'écharpe. Apparemment, ils se comportèrent juste comme la veille, sans montrer aucune émotion ni intention. Ils poussèrent la porte devant les copains, sans aucun commentaire. Puis le quatrième garde arriva, et il m'invita d'un sourire. Etait-il simplement plus aimable, ou bien réagissait-il à quelque chose de différent d'hier? A ce stade je ne pouvais pas le dire, mais visiblement les autres elfes me regardaient plus amicalement, voire souriaient. Et un elfe souriant, c'est vraiment émouvant... sans parler d'une elfe!

 

«S'il vous plaît, prenez d'abord le temps de faire votre travail avec cette horloge, me dit le garde. Nous verrons ensuite pour parler». Je compris que cette écharpe avait une signification, et probablement une bonne. Mais j'avais l'impression désagréable d'être en train de tricher, comme si je m'immisçais dans quelque chose qui ne me concernait pas. Manifestement j'étais là où je ne devais pas être, et je ne méritais pas cette confiance. Je levais ma main pour retirer l'écharpe.

«Oh, gardez la. Il n'y a rien de mal à cela» répondit le garde, avec un rire agréable.

Il me conduisit dans une pièce voisine de la précédente, qui avait l'air d'un bureau, avec des tables écritoires et des étagères à rouleaux. Elle ressemblait à n'importe quel bureau, sauf des chaises plus confortables. Il ne fallu que quelques minutes pour mettre l'horloge en place, et la démarrer. Le garde me lança un regard satisfait.

«Maintenant suivez-moi, s'il vous plaît».

Je sentis immédiatement ma langue collée dans ma bouche, et mon coeur accélérer. J'aurais du lui dire qu'il y avait une erreur, que je ne portais pas cela de par ma volonté, que c'était une blague. J'essayais de parler, d'expliquer ça, avant que quelque chose de désagréable n'arrive, mais rien ne sortait de ma bouche. J'avais tant l'habitude d'obéir sous la contrainte, que j'étais complètement bloqué, juste capable de suivre mon guide!

Mais je commençais aussi à ressentir autre chose, d'encore plus embarrassant, bien que ce fut au contraire fort agréable: un sentiment de confiance en moi et de bonheur, d'avoir été remarqué par des elfes, d'avoir pu aller plus loin que leurs habituelles réponses polies.

Il était écrit «Privé» sur la porte. Je compris que les premières pièces étaient pour les humains, ou pour les elfes travailler avec d'eux. Mais maintenant j'étais invité dans un endroit réservé aux seuls elfes!

Je fus conduit le long des mêmes interminables corridors rectilignes de l'ancienne caserne. Les murs de brique et le sol de pierre avaient été soigneusement grattés de la saleté et des hideux gribouillages de soldats, tandis que les plafonds de bois avaient été blanchis à la chaux. Puis des tissus colorés avaient été tendus le long des murs, ici et là. On n'y avait pas mis d'étoffe de luxe ni de tapis compliqués, mais cela montrait une certaine attention, apportait un peu de chaleur dans l'atmosphère, et créait un peu de beauté en ce lieu froid et triste. Après seulement quelques semaines de présence elfique, l'ancienne caserne était déjà toute transfigurée.

 

Le garde frappa à une des portes. Une voix douce mais ferme lui répondit, et le garde m'invita à entrer. Il me suivit en fermant la porte.

 

Cette pièce était différente des autres. Les murs de brique étaient recouverts de tissus vert et brun, reflétant des tons dorés. Des meubles bas et des coussins étaient répandus tout autour. Il y avait une sorte de bureau, et, assis derrière, deux Aînés elfes, vêtus de manière traditionnelle. L'un avait des cheveux noirs brillants et une tunique longue bleu foncé avec des motifs plus clairs. L'autre portait les cheveux blancs de l'âge, et une robe bleu clair avec des broderies compliquées. Une femme était également assise sur un coussin dans le coin, l'air âgée, mais toujours très sensuelle avec une masse de cheveux bruns et des robes vertes répandues autour d'elle. L'ambiance était un peu solennelle et impressionnante, mais en même temps agréable et familière. Par dessus tout, il flottait une senteur, clairement un parfum, une fragrance exquise que seules quelques fleurs ou fruits pourraient égaler. Mais je ne vis vraiment aucune sorte de fruits ou de fleurs que je connaisse, ni nard ni encens. Mon impression était plutôt que ce doux parfum provenait de l'étrange femme elfe.

Quelques mots furent échangés, dans une langue elfique que je ne comprenais pas. Puis quelque chose d'étrange se produisit. Ça n'a duré que quelques secondes, mais j'eus clairement l'impression que les deux Aînés étaient en moi, ressentant mes émotions, sachant ce que je savais, ce que je voulais faire, et qu'ils en étaient contents. La femme prononça à nouveau quelques mots, d'une voix profonde et émouvante. Puis l'elfe bleu foncé me parla, dans ma propre langue:

 

«Bienvenue, porteur du Listal. Nous souhaitons sincèrement que vous trouverez vite ce que vous êtes venu chercher. Cela ne prendra pas longtemps, je pense». Et il eut un petit rire.

 

J'avais tant l'habitude qu'on se moque de moi, que ce rire me mit mal à l'aise. Mais en même temps, mon sentiment profond était que c'était vraiment un rire gentil.

 

Il y eut encore quelques mots, puis les gardes m'invitèrent à sortir, sans autre explication. Nous retournâmes dans le couloir, puis dans la cour principale, vers la porte d'entrée. Seulement deux minutes s'étaient écoulées dans la salle des Aînés, mais pour moi c'était comme si j'y avais passé une demi journée.

«Bon, les Aînés ont vérifié que vous êtes sincère dans votre demande. Nous vous invitons à venir plus tard ce soir, et chaque soir suivant, autant que vous le souhaitez, jusqu'à ce que vous trouviez ce que vous cherchez. Mais je dois vous demander de faire attention, et en tout premier, ne portez jamais ce Listal hors de ce lieu. Vous savez que beaucoup d'humais détestent les elfes, et qu'ils pourraient vous faire des ennuis. Et puis nous avons prévu un bien meilleur moyen d'entrer ici sans être vu de tous: il suffit de venir à l'Auberge du Vieux Pastel à côté d'ici, et nous arrangerons les choses ».

Il me firent des au revoir chaleureux mais énigmatiques, avant que les autres gardes ouvrent la porte et me conduisent dehors.

 

Je n'avais plus qu'à marcher à nouveau dans la rue, comme si rien ne s'était passé. Je n'y comprenais rien: j'étais sincère, dans une demande que j'ignorais... C'était fou, ou il y avait quelque chose que je n'avais pas compris. Et si...

Des «rires gentils» et des pas trottant derrière moi. La bande m'avait attendu, et maintenant ils venaient voir l'effet de leur blague. Mais je l'ignorais moi-même!

«Bande d'idiots, il ne s'est rien passé, cette écharpe est juste un bonjour, elle ne signifie rien. J'ai juste fait mon travail, et ils m'ont poussé dehors aussitôt» dis-je, sans même regarder derrière moi. Le trottinement s'arrêta, et les rires se turent, de déception. Ils me faisaient de plus en plus mauvaise impression, et je commençais à vraiment craindre leur présence, plutôt que d'espérer leur amitié. J'eus un hoquet de dégoût, en imaginant leurs commentaires obscènes et mots grossiers, s'ils apprenaient que j'avais rencontré des elfes, et même une dame elfe...

 

Je m'en suis retourné à pied vers le centre de la ville, vers ma maison. Dans ce quartier, les vieux bâtiments de bois commençaient à se délabrer, aussi ils étaient proposés en locations à bas prix pour les travailleurs pauvres comme moi. Escaliers grinçants de planches grises, murs en pisé désagrégé, concierge rouspéteur, voisins bruyants, et surtout odeur méphitique des toilettes, tout cela était le lot commun de la majorité des gens dans Tellutaar. Mais je n'avais pas d'autre espoir que de travailler dur, afin de devenir un ouvrier qualifié, et peut-être un jour de devenir le patron à mon tour, quand Arkad serait trop vieux. Mais il confierait probablement ce rôle à l'autre apprenti avant moi, car je n'étais pas bon au commerce ni au marchandage. On m'enseignait aux temples qu'il ne faut pas mentir, mais dans le même temps on me demandait de mentir aux clients...

 

Je n'avais qu'une petite chambre, où je devais dormir et cuisiner. Le plafond de bois était noir de la suie des chandelles. Sous quelques restes de chaux blanche, les murs gris ocre gondolés laissaient voir le torchis par endroits. Sur le lit, les couvertures étaient en tissus brun foncé. J'avais une cruche d'étain pour aller chercher de l'eau à la fontaine dans la rue, et une casserole pour cuire quelque nourriture sur le poêle de fonte noire. Une cantine métallique servait à tenir la nourriture à l'abri des rats, tandis que quelques habits brunâtres pendaient de ci ce là. Et... rien d'autre, aucun objet décoratif, si ce n'est un vieux chandelier de bronze, que j'avais obtenu pour presque rien au marché aux puces parce qu'une de ses trois branches était cassée. Mais je ne me servais jamais de plus d'une de nos coûteuses chandelles à la fois. Même pas de quoi allumer du feu, il nous fallait tous aller chez la concierge pour allumer nos chandelles. Pas très pratique, et pour ceux qui devaient rentrer tard le soir, comme moi, et il me fallait souvent trouver mon chemin en tâtonnant dans les escaliers.  

Tout le restant du jour, jusque tard dans la nuit, j'osais à peine bouger, repensant aux événements de cette incroyable journée.

 

Menteurs.

 

C'étaient tous des menteurs.

 

Tout d'abord, les prêtres, qui répandaient des mensonges. Dans quel but? Ils vivaient tous près des temples anciens, en haut de la ville, dans des palais luxueux avec quantité de serviteurs. Seuls quelques moines gardaient les anciens préceptes de la religion: °Avoir confiance en l'UNIQUE°, °Vivre modestement°, et °être plus gentil avec les autres qu'avec soi-même°. Ils vivaient hors de la ville, plus loin dans les montagnes, dans la pauvreté de vieux monastères. Récemment, l'un d'eux avait été condamné à mort et tué pour «attitude arrogante», mais personne ne savait en quoi consistait cette arrogance.

 

Ils mentaient à propos des elfes aussi. Le lieu des elfes était propre et beau, alors que ma propre maison était affreuse et obscure. Le lieu des elfes était parfumé, alors que toutes nos maisons avaient l'horrible odeur des toilettes dans les couloirs, et nos vêtements et nos couvertures sentaient mauvais. Nos propres corps sentaient mauvais, notre haleine était corrompue, et je me souviens de ma seule relation avec une femme comme une course pour éviter les odeurs. La pauvre Tallia était en balance entre moi et Rannie, et je dois confesser que, après cette affreuse nuit, je n'ai rien fait pour la retenir.

Surtout, les elfes étaient toujours décrits comme paresseux, fiers et arrogants, toujours en train d'essayer d'utiliser leurs pouvoirs magiques pour piéger les gens dans d'affreuses souffrances. Mais je n'avais rien vu de tel, bien au contraire j'avais vu de vrais sourires, avec des regards francs et honnêtes.

 

Mes copains aussi mentaient. Je n'étais pas le pauvre gars maladroit qu'ils se plaisaient à décrire. J'étais capable d'attirer l'attention d'êtres droits, sages et aimables, sans avoir besoin des mauvais conseils de Jossie. Bien au contraire, chaque fois que j'avais suivi ses conseils (ou plutôt que je lui avait obéi), il en avait résulté des problèmes: une fois j'avais dû précipitamment jeter un parchemin dans le feu, avant qu'Arkad se rende compte qu'il avait été falsifié. Il n'avait jamais rien trouvé de mal, mais pendant des mois, j'eus la terrible impression qu'il savait, et qu'il n'attendait qu'une occasion de me confondre et de me punir.

 

Alors? Je n'arrivais qu'à rester comme ça sur mon lit, tandis que l'heure de l'invitation chez les elfes passait. Avoir raison contre tout le monde fait une drôle d'impression. Et très désagréable. Il serait bien plus simple de suivre l'opinion générale. Bien moins d'effort. Et si, après tout, c'était ça d'être fou? Je ne sentais pas le fouet de Foggier, mais avoir raison contre tous est pire que d'être fouetté en place publique.

 

Cela se termina dans un sommeil agité, peuplé de rêves où Jossie brandissait le fouet de Foggier avec un rire dément, et de beaux elfes au sourire sympathique et honnête. Et j'entrais dans une chambre parfumée tendue de magnifiques tapisseries, où des ménestrels chantaient de leurs belles voix, et soudain, ELLE était là... Oh non, c'est impossible, je n'oserais jamais!

 

Le jour suivant, j'arrivais au travail, comme d'habitude. Mais j'étais si distrait que Arkad remarqua facilement que quelque chose n'allait pas. Heureusement il n'avait pas deviné la vérité: «Es-tu amoureux» ri t-il, et l'autre apprenti ricana aussi, un «gentil rire...» Je ne pus que bredouiller quelque chose d'incompréhensible, qui renforça plutôt sa conviction que de lui montrer son erreur. C'est du moins ce que je pensais, avant qu'il ne continue:

«Ça serait pas les elfes qui t'auraient embrouillé l'esprit?»

J'eus un haut le coeur, à l'idée d'Arkad commentant ma rencontre, avec l'autre apprenti faisant les gloussements dégoûtants des dragueurs.

«Non, non, ils ne m'ont pas embrouillé l'esprit!

-Hmmmm.

-Ils m'ont juste reconduit dehors, quand j'en ai eu fini avec cette horloge!

-Mais tout le monde en ville dit que tu portais un Listal! Te mélanger avec cette sale race, c'est pas le genre de comportement que j'attend de toi!»

Cette fois, j'étais si gêné que je ne pus que me taire. Puis j'arrivais à me reprendre:

«Je suis désolé, c'était une blague, Jossie et sa bande, ils m'ont forcé à porter ce truc, je ne sais pas ce que cela signifie!

-Tout le monde sait ce que ça veut dire, et c'est vraiment une honte.

-Ils me brutalisaient, et j'aurais pu casser l'horloge!

-Tais toi, menteur! Je ne te crois pas! Jossie est un bon travailleur, et un marchand habile aussi. Il aurait fait un meilleur apprenti, pourquoi diable t'ais-je préféré! Je n'ai plus confiance en toi, maintenant. Klassie ira chez les elfes à ta place, et toi, je t'interdis d'aller à l'observatoire, maintenant!!»

J'allais encore répondre quelque chose, mais je vis qu'Arkad était maintenant réellement en colère, et quand cela arrive il vaut bien mieux se taire que d'argumenter. Quoique je dise maintenant, cela ne ferait qu'empirer les choses. Même Klassie, l'autre apprenti, me lançait maintenant des regards noirs, et ce n'était pas parce que Arkad avait doublé ses nuits à l'observatoire.

 

J'étais en colère aussi, et Arkad commença à vérifier systématiquement mon travail, me réprimandant à chaque fois que je faisais une erreur. Visiblement il cherchait un prétexte pour mettre fin à notre contrat. C'était très mauvais pour moi, car cela me laisserait sans travail et sans argent, sans autre ressource que de me ruiner la santé à des travaux malsains ou épuisants.

 

A la fin de la journée de travail, j'arrivais à penser à nouveau. Ainsi Arkad mentait aussi. Mais d'une manière bizarre: il qualifiait de mensonge tout ce qui le dérangeait, même si il savait que ce n'était pas un mensonge. Et il y avait un lien entre l'aspect des planètes au télescope et les elfes... Mais quoi?

 

Ma colère se calma avec le soir, me permettant de réfléchir de manière plus sensée. Mais j'étais toujours vexé de l'attitude d'Arkad. Je rentrais à ma maison, et pris quelque nourriture.

Puis, allongé sur mon lit, je laissais ma pensée vagabonder... vers les Elfes. De quelques discussions entre Arkad et nos clients, j'avais compris que ce groupe de diplomates elfes était engagé dans d'importantes négociations, mais le petit peuple ignorait les détails. Les Elfes étaient là pour convenir d'un accord entre les elfes et les humains, afin d'éviter une nouvelle guerre, une grande guerre qui les condamneraient certainement à l'extinction. Se débarrasser définitivement des elfes intéressait beaucoup de monde, et presque tous les rois humains étaient vivement intéressés. Mais ils craignent aussi d'avoir à le payer fort cher, car ils savaient tous que la magie des elfes était encore efficace. Moins visible, plus discrète, mais encore capable de choses imprévisibles et terrifiantes, sans parler de ce qui se passerait si cette magie venait à être utilisée à l'échelle mondiale, par des elfes désespérés... Alors l'ambassade était considérée sérieusement, et avec respect.

Pour moi, l'idée des elfes disparaissant ne me plaisait déjà pas trop. Mais maintenant, avec la vision magnifique des elfes souriant chaleureusement, en comparaison avec la mesquinerie d'Arkad et de la plupart des gens que je connaissais, cela me rendait vraiment triste. En plus, son image à ELLE me revint dans mes rêves... ELLE si belle, répandant une chaleur sensuelle dans mon corps, apaisant mon esprit de toute douleur, juste avec ses yeux... Je ressentis soudain une envie lancinante, un désir de revoir les elfes à nouveau, avant qu'il ne soit trop tard et que le rêve ne s'évanouisse, me privant à jamais de tout bonheur. Sans réfléchir, je sautais de mon lit, et je pris mes plus beaux habits. J'ai utilisé toute l'eau que j'avais, pour me laver le visage et les mains au mieux. Sacrés riches, on disait qu'ils avaient l'habitude de prendre des bains chaque semaine, et d'utiliser des parfums coûteux. Mais je ne pouvais pas prendre de bain ici. De toutes façons, prendre des bains était généralement considéré comme obscène et mauvais pour la santé, sans parler du gaspillage d'eau éhonté.

 

Je sortais le plus silencieusement possible, fermant ma porte sans bruit, évitant un voisin qui se servait des toilettes. Bien sûr, j'allais à mon invitation chez les elfes. J'avais la sensation de faire quelque chose qu'il ne fallait pas, qui changerait ma vie pour toujours. Mais aujourd'hui je n'ai aucun regret.

 

Bien entendu, à peine je fus dehors dans la nuit, que j'entendis un «gentil rire». Je pris donc la direction opposée, vers l'observatoire. Puis, quand je fus assez loin pour ne plus être repéré, je tournais dans une petite rue qui me ramenait au palais des elfes. C'était plus long, mais je ne pouvais pas être repéré. A plusieurs reprises je vérifiais que personne ne me suivait, mais ces types n'étaient pas des experts. C'était toutefois un chemin désagréable, avec des ivrognes et ce genre de femmes que je ne pourrais jamais aimer. Mais je me rendais à...

 

Je dus passer à travers jardins et vergers, un lieu très agréable dans la chaude nuit d'été pleine de parfums et de chants de criquets. Puis le palais des elfes devint visible. Il paraissait sombre, tous les volets fermés, et silencieux comme s'il n'y avait personne. Quelques étoiles scintillaient silencieusement au-dessus. Longeant les murs massifs, je me rendis à l'Auberge du Vieux Pastel, comme indiqué par le garde. Il fallait traverser la rue principale vers la porte de l'auberge. Avant de me montrer, je jetais un coup d'oeil. Aucun copain visible, bien qu'ils puissent se cacher dans quelque sombre recoin. J'eus une idée, d'avoir cette démarche frimeuse qu'ils avaient l'habitude d'afficher. Probablement qu'ils pouvaient me repérer de fort loin, à cause de ma démarche: j'avais l'habitude de marcher comme ma mère m'avais appris, sans chercher à imiter ces affreux traîneurs d'épée à la mode. Alors, pour une fois, je les imitais... très maladroitement, sans doute, car un passant tourna la tête pour me regarder.

 

J'entrais dans l'auberge. Elle était sombre, comme toutes les auberges, avec seulement quelques bougies ici et là, et une lanterne près du bar. Quelques clients étaient assis autour des tables, n'apparaissant que comme de sombres silhouettes. Je déteste entrer dans une auberge, car, le plus souvent, je suis accueilli par des «gentil rires», et même parfois par des rires ouvertement grossiers me demandant si je suis une fille ou un garçon. Ici, rien de tel, juste une pause dans les conversations. Plusieurs clients portaient également les cheveux longs à la mode elfique. Probablement, ils étaient des elfes, ou des humains amis des elfes. Ce n'était pas inhabituel, car souvent les elfes restaient en ville, pour leurs affaires, ou pour voyager. Et, tant que nous n'étions pas en guerre ouverte, ils avaient le droit de le faire. Mais il valait mieux pour eux ne pas se promener la nuit dans certains quartiers de la ville, car ils avaient de fortes chances d'être dévalisés, ou pire.

«Bonsoir, sire, que puis-je pour vous?» demanda une voix aimable.

Je me sentais soudain maladroit, pas sûr de ce que devais faire ou demander. En tous cas je n'étais pas là pour bavarder ou boire de la bière. Mais soudain je me rappelais: le Listal! Il était toujours dans ma poche, froissé et probablement plus très blanc. Je commençais à le déplier, mais le barman me stoppa brusquement de la main, et répondit:

«Monsieur, nous avons quelques chambres disponibles. Suivez-moi s'il vous plaît.

-Mais...»

C'était dit d'un ton aimable, mais ferme. Le barman elfe me conduisit le long d'un couloir, vers une autre salle, illuminée de bougies, avec des peintures verdâtres compliquées sur les murs de bois, où plusieurs personnes aux cheveux longs discutaient joyeusement. A peine fus-je entré, qu'une voix m'accueillit:

«Ah! Seulot! Je me demandais si tu pourrais te libérer! Sois le bienvenu parmi nous!»

C'était un des gardes que j'avais vu hier!

«Bonsoir, Seulot, Je m'appelle Erwan, et voici Ishtaran et Mellior. Mais tu ne verra pas de dames elfes ici, il vaut mieux pour elles rester à l'abri dans notre enceinte, et surtout ne pas aller dans les rues la nuit, c'est si dangereux pour elles.

-Bonsoir, Seulot, j'ai entendu parler de toi. Nous pouvons te faire rentrer dans les bâtiments par un passage secret. En théorie, tu passes la nuit dans la chambre 16. Mais en faits... Ne perdons pas de temps, viens, suis-nous.»

Ils m'amenèrent à la cave, parmi les coffres et les tonneaux. Bien cachée entre des étagères, attendait l'entrée d'un passage.

«On savait depuis des années que cela servirait un jour. Alors on a eu tout le temps de creuser ce tunnel, et de l'aménager proprement. Mais bien sûr, c'est un secret, que nous te confions. Si tu nous trahissais, tu serais sévèrement puni, et tu aurais la haine spéciale des elfes.»

Puis, d'un ton plus aimable:

«Oh, désolé de parler comme ça, mais il nous faut être extrêmement prudents. Même quand nous sommes en paix avec les humains, il nous faut tout le temps nous méfier d'attaques personnelles ou de trahisons. Mais tu as la confiance des Aînés. Alors...»

Le tunnel lui-même était bien aménagé, sec, avec des planches tout du long pour éviter poussière ou saleté. Il n'était pas large, mais on pouvait marcher à l'aise. Et bien entendu, il menait droit dans l'ancienne caserne.

«C'est marrant de penser qu'on avait presque fini ce tunnel alors que les soldats étaient encore là» fit Erwan en riant.

Le tunnel conduisait vers le bâtiment le plus abîmé de la caserne, dont les tuiles avaient été récupérées par les elfes pour réparer les autres bâtiments. Mais ils s'étaient arrangés pour garder un passage à l'abri de la pluie, caché par un amas réaliste de vieilles planches et de meubles brisés, entre des murs sales couverts d'hideux graffitis et de noms de soldats.

Erwan me conduisit dans les corridors, vers une pièce d'où émanaient chants et des rires joyeux.

«Mets ton Listal, maintenant. C'est là qu'il va t'être utile!»

Il ouvrit la porte, et une floraison de lumière dorée, de parfums, de joie et de musique s'en échappa soudain, avant que j'entre et que la porte soit refermée.

 

 

C'était aussi beau que je l'avais imaginé, mais aussi très différent.

J'étais maintenant dans une grande salle carrée, volets et fenêtres fermés. Les murs blanchis à la chaux étaient couverts de tapisseries, dans les tons verts mordorés, avec des motifs de couleurs gaies. Les bougeoirs inondaient la pièce d'une lumière dorée. Tout autour, de grandes chaises d'une sorte que je n'avais jamais vue, ressemblaient plutôt à des lits avec des coussins et des oreillers. Ils étaient faits de tissus fins, de couleurs vives ou en teintes douces. Et il y avait des elfes. Des hommes et des femmes, une soixantaine, tous allongés sur les coussins et les chaises aux formes arrondies. Point de robes grises, comme les gardes ou les voyageurs, mais plutôt des atours brillamment colorés, d'une grande variété de styles et de formes. La plupart des hommes portaient robes longues ou tuniques, parfois des pantalons comme nous les humains, bien que d'une coupe plus confortable. Les femmes portaient également des tuniques longues, parfois des pantalons, mais le plus souvent de grandes robes et des corsages élaborés, avec des rubans et des volants. Ils avaient tous les cheveux longs, à l'exception de quelques hommes qui avaient probablement des fonctions de garde. La plupart d'entre eux paraissaient jeunes, quelques-uns plus matures, mais, comme il me fut expliqué, les elfes n'ont pas vraiment l'air vieux, même quand ils atteignent des centaines d'années. La plupart semblaient être en couple, blottis les uns contre les autres. Mais beaucoup des plus jeunes étaient seuls. Plusieurs d'entre eux portaient des instruments de musique que je ne connaissais pas, des sortes de flûtes ou de luths élaborés. Ils n'étaient pas présentement en train de jouer, mais ils avaient leurs instruments à la main, prêts à accompagner une histoire. Par dessus tout cela, un délicieux et puissant parfum emplissait la pièce, comme des milliers de senteurs mélangées, qui faisait oublier même l'odeur des bougies.

Pendant une seconde, je restais maladroitement planté là, ébloui par tant de beauté et de sourires. C'était simplement beaucoup trop, bien plus que tout ce que j'avais jamais pu voir à Tellutaar, notre monde de pierre froide, de bois gris et de dur labeur. Pendant une fraction de seconde, le mot «pécheur» flasha dans ma tête, avec la vision d'un prêtre au visage osseux et robe noire, lançant des regards furieux. Mais cette vision passa, effacée par un tourbillon de sensations nouvelles et de puissantes émotions...

 

«Bonjour, comment t'appelle-tu?

-Prend place parmi nous.

-Bienvenue dans notre cercle bardique!

-Bienvenue au porteur du Listal. Nous espérons que tu trouveras vite ce que tu cherches!

 

Tant de sourires, de regards doux et d'yeux amicaux me paralysaient de timidité. C'était tellement différent de mes copains, que je ne savais pas quoi penser, quoi répondre. Je sentis des mains m'attirant vers un coussin. Je m'emmêlait les pieds dans quelque chose, et manquais de tomber. Ils rirent tous, me faisant rougir. Mais, voyant cela, ils s'arrêtèrent et s'excusèrent, ayant l'air aussi embarrassé que moi. Bientôt, je me retrouvais assis au milieu d'un groupe de jeunes hommes et jeunes femmes elfes souriants. Même les hommes étaient si beaux que j'en étais abasourdi.

J'avais une très forte l'impression d'être complètement déplacé, ou de quelque honteux malentendu, comme quand, à l'école, Jossie et sa bande m'avaient poussé dans la cour des filles. D'être considéré comme un elfe me faisait la même impression que d'être considéré comme une fille, voire pire. Mais ils étaient si gentils et accueillants, que je n'osais rien dire.

 

Et soudain ELLE était là.

 

Comme dans le rêve.

 

Elle était assise à seulement quelques fauteuils de là, avec un autre groupe de jeunes. Incroyables cheveux brun clair coulant sur ses épaules, robe orange simple, traits chaleureux et arrondis, seins généreux, exactement comme je l'avais vue dans mon rêve la nuit précédente! Pas d'erreur possible, même son sourire légèrement de biais était bien là. C'était comme si j'étais entré dans le rêve! Et elle me regardait, probablement aussi timide que moi, ses joues rougissant... Une incroyable sensation de chaleur et de joie se répandit dans tout mon cœur et dans tout mon corps, d'avoir été remarqué par une si belle créature! Soudain, je remarquais que ma main pressait le Listal...

«Comment t'appelles-tu? demanda une autre jeune dame blonde. Moi c'est Elena.

-Bonjour, je m'appelle Seulot, répondis-je d'une voix tremblante, non pas à Elena, mais à ELLE.

-Oh, quelle étrange coutume humaine que de donner des noms qui rabaissent! Ta mère ne t'a pas donné un autre nom?

-Euh, oui, mais...

-Tu ne seras plus jamais solitaire, Seulot, fit un autre elfe tenant sa dame dans ses bras.

-Ils m'ont appelé comme ça à l'école, parce que j'étais toujours tout seul, sans amis. Mais ce n'est pas moi qui…

-Maintenant tu as plein d'amis! Quel est ton vrai nom? Est-ce que ta mère...

-Ma mère m'a appelé Trichard, mais je n'ai jamais aimé ce nom. Et malheureusement, je ne la connais pas. Elle est morte quand j'avais trois ans. J'ai juste quelques souvenirs d'une belle femme, qui me faisait des chatouilles pour rire avec moi. Puis elle pleurait pour une raison que j'ignorais. Après, mon père a pris soin de moi, mais il ne souriait jamais.

-Hmmm... triste. Mais je me demande...

-Non, elle n'était pas une elfe, si c'est ce que vous supposiez. Mais elle était belle, et très gentille... et triste de quelque chose. On m'a dit qu'elle avait attrapé une maladie, mais j'ai l'impression qu'elle est morte de tristesse.

-Bien, Seulot, nous pourrons te donner un nom elfique, quand le temps sera venu. Pour le moment, discutons, dit un autre elfe aux cheveux noirs luisants, portant une longue tunique bleue élaborée. Mon nom est Alanar, et voici ma chère Elena».

Et nous démarrâmes de longues discussions sur beaucoup de choses que j'ignorais complètement, mais que Alanar semblait bien connaître. Par moments, je ne pouvais pas m'empêcher de lancer des regards vers elle. Elle parlait avec son propre groupe, dans sa langue elfique, mais je remarquais vite qu'elle essayait de me regarder aussi, sans oser le faire ouvertement. J'étais très intimidé, essayant de la voir autant que possible, mais effrayé à l'idée que les autres remarquent mon intérêt. Alors, j'essayais de regarder à l'entour, comme sans le faire exprès, mais je capturais à chaque fois son image comme si elle était un soleil au milieu d'un paysage. Petit à petit, je la sentais comme le centre du monde, et tout le reste dans la pièce tournait autour d'elle.

Mais la conversation d'Alanar était aussi très intéressante, et je me retrouvais vite dedans.

«Bon, tout ça est très triste, mais de toutes façons la plupart des elfes préfèreront l'Exode, plutôt sue de vivre en permanence dans la peur de la guerre.

-Mais comment comptez-vous aller dans le Dauriath? C'est là-haut dans le ciel!!

-Le Horiathon, la jonction, est certainement un endroit très étrange, et terriblement effrayant. Mais nos Aînés y envoient des animaux depuis des siècles. Au début, beaucoup sont morts, hélas, mais avec le temps nous pûmes mettre au point de meilleures méthodes, et ainsi ils survécurent. Nous pouvons maintenant y aller nous-mêmes sans trop de risque. Probablement, si notre mission diplomatique échoue à garantir nos terres, nous accepterons cette proposition. Je pense même que les Aînés ont déjà fait leur choix, et ne marquent leur désaccord que pour obtenir certains avantages, ou pour éviter de dévoiler leurs plans pour les siècles à l'avenir. Nos ennemis sont fondamentalement incapables d'avoir un regard prospectif au delà de l'enjeu immédiat, les quelques années à venir. Ainsi, ils ne comprennent pas du tout que, avec l'exode qu'ils veulent nous imposer, nous serons libres pendant des siècles d'évoluer à notre manière, de devenir nombreux et de retrouver toute notre magie. Cela n'arrivera jamais si nous avons à partager ce monde d'une manière si injuste, en ayant toujours à nous battre pour de moins en moins de terres. Déjà mon propre pays est menacé par des bûcherons illégaux et des mineurs d'or, qui osent maintenant y pénétrer.

-Je n'arrive pas du tout à comprendre comment un bateau pourrait monter dans le ciel.

-Cela se produit naturellement dans le Horiathon. Et nous nous sommes approchés suffisamment pour regarder de l'autre côté, vers le Dauriath, avec des télescopes. Nous avons pu voir les radeaux avec lesquels nous envoyons des animaux. Ils sont en sécurité, maintenant, dans le Dauriath.

-Vous avez des télescopes?» Ce mot avait le pouvoir de détourner mon attention, même d'ELLE.

«Oui, nous en avons. Mais tu sais que la religion aujourd'hui interdit leur usage. Et nos terres ne sont plus sûres, aussi on a du cesser de s'en servir.

-Avez-vous regardé les planètes et les étoiles floues?

-Oui, bien sûr.

-J'ai regardé aussi, mon patron en a un, pour régler les horloges.

-Et qu'as-tu vu?

-Ishtar est un cercle vert, et Foggier un croissant blanc.

-Cela dépend de sa position par rapport au soleil. Foggier et Ishtar sont des sphères. Ce sont des mondes, comme le monde d'ici le Nyidiath, ou le Dauriath dans le ciel.

-Mais il pourrait y avoir des gens, alors?

-Malheureusement, il n'y en a pas.

-Comment le savez-vous?

-Nos Aînés ont une vision magique des choses lointaines. Presque toute notre connaissance du Dauriath vient de cette magie. Les télescopes n'ont été utilisés que pour vérification, en ces temps troublés où notre magie affaiblie pourrait nous tromper.

-Et les étoiles floues?

-Nous ne savons pas. Ce que l'on sait est que les étoiles sont très lointaines. Incroyablement lointaines. Mais il est alors facile d'imaginer que, pour être visibles à de telles distances, elles doivent être d'autres soleils. Avec d'autres planètes autour.

-Avec des gens?

-Dans certains cas, oui. Mais cela est au-delà des pouvoirs des Aînés, et nous n'en savons pas plus. La seule chose sûre est que tout cela est fantastique et merveilleux.

-Et si les planètes ne sont pas des dieux, il n'y a pas de dieux du tout?

-Pas de cette façon. Mais les dieux existent. Il y a l'UNIQUE, et beaucoup d'autres.

-Comment le savez-vous?

-Nos Aînés savent. Les anciennes religions disaient vrai: °Avoir confiance dans l'UNIQUE°, °Vivre modestement°, °Aimer davantage les autres que soi-même°. Mais plus tard, ça a été compris de travers. Les prêtres et la plupart des gens ne font qu'utiliser la religion comme justification pour des choses qui ne sont pas du tout spirituelles. Mais il ne faut pas tout rejeter pour autant, il y a des moines qui essaient toujours de vivre comme ça. Mais il leur faut rester discret...

-Vivre modestement... mais tout ce luxe ici?

-Ah, ce n'est pas un péché. Tout ce que nous avons ici, nous l'avons fait nous-mêmes, avec notre propre travail. Nous sommes nombreux, et nous vivons longtemps, de sorte que nos créations s'accumulent, même sans beaucoup d'effort. Nous n'utilisons pas d'esclaves pour ça, nous n'achetons même pas de temps de travail d'autres personnes. Faire profil bas ne signifie pas nécessairement être pauvre. Cela signifie plutôt ne pas être une charge pour les autres. Et ce n'est pas arrogant, c'est une célébration de la vie et de la beauté. L'UNIQUE aime ça.»

 

Quelqu'un démarra deux ou trois accords de luth. Sans éclats mais rapidement, les discussions se turent, et se terminèrent avant que le chant ne commence, afin de ne pas le gâcher. Même Alanar regardait les deux musiciens et la chanteuse. Elle avait une voix chaude et cuivrée, et le chant était très étrange, mélodieux, comme s'il racontait une histoire, accompagné seulement du luth et d'un petit tambour tenu à la main. Par moments, tout le monde reprenait le refrain en choeur. Probablement il était écrit dans quelque gamme inhabituelle, très émouvante. Mais malheureusement, je ne comprenais pas la langue...

Et ELLE chantait aussi, avec une sorte d'attention concentrée, et une douce voix... je n'entendais qu'ELLE...

Comme elle était dans la bonne direction, je pouvais intensément LA regarder, admirant chaque nuance de sa peau, chaque inflexion de sa voix... Mais soudain le chant s'arrêta, et elle se tourna vers moi. De la voir me regarder droit dans les yeux me fit un choc dans tout mon corps, une délicieuse vague de plaisir et de chaleur. Probablement elle ressentit la même chose, car nous restâmes à nous regarder l'un l'autre, pendant que les conversations redémarraient...

Des petits rires nous rappelèrent tout à coup tous les gens autour de nous. Aussitôt nous rougîmes et nous tournèrent nos regards dans d'autres directions. Et je n'osais même plus jeter un regard vers elle, comme si elle était un soleil aveuglant... un grand embarras, mais si délicieux!

Beaucoup d'entre eux parlaient à voix basse, mais je ne devais remarquer que plus tard que les petits rires et les commentaires étouffés étaient en fait à notre sujet. Mais ils étaient complètement différent des «gentil rires» que j'avais l'habitude d'entendre, et à l'opposé de ces affreux ricanements des ivrognes. Ils trouvèrent un prétexte pour échanger les places de tout le monde, et déplacer les coussins. Avant même que je réalise, elle était assise juste à côté de moi, presque à me toucher. Chaleur et excitation emplirent mon corps, au point que je me mis à trembler... L'un des aînés dit quelque chose dans sa langue elfique, que je ne compris pas, sauf qu'il y avait mon nom dans la phrase. ELLE eut un regard paniqué vers moi... Puis l'aîné continua, dans notre langue, avec un étrange sourire:

«Seulot, je te présente Ludmila. Elle ne connaît pas ta langue, et c'est la première fois qu'elle vient en ville. Mais je pense qu'elle saura très bien t'apprendre nos coutumes.»

Puis:

«Nous avons coutume d'avoir un baiser de bienvenue» et les rires rugirent dans toute la pièce.

Insensible à quoi que ce soit d'autre, je LA regardais fixement, Ludmila comme elle s'appelait. Vue de plus près, elle était encore plus belle. Et elle émanait un parfum doux mais intense, d'une sorte que je ne connaissais pas... Je sentis une main me pousser dans le dos. Nos visages se touchèrent... nos lèvres s'avancèrent... nous eûmes un premier baiser timide sur les joues... et soudain elle lança ses bras autour de moi avec une sorte de furie, et je fus pris dans une avalanche de cheveux parfumés, de doux tissu, et de milliers de lèvres! Je me souviens des applaudissements et des acclamations tout autour, avec une immense vague de bonheur et de fierté...

 

 

Quand je revins à moi, j'étais couché sur des coussins, avec tous les elfes me regardant, moitié inquiets, moitié riant. Une dame, probablement une médecin, tenait ma main et tâtait mon pouls pour rassurer tout le monde qu'il n'y avait rien de grave. Et Ludmila tenait ma tête, l'air aussi inquiète, et vraiment étonnée de l'effet qu'elle avait produit. Un autre Aîné lui parlait, sans doute pour la rassurer.

«Oui, Seulot, cela arrive parfois aux humains quand ils découvrent l'amour elfique. Je dois dire que moi aussi je me suis évanoui, la première fois...» tout le monde se retenait de rire, mais quand je récupérais assez pour m'asseoir, je ne vis que des visages joyeux et heureux, et, juste à côté de moi, les merveilleux yeux de Ludmila, qui eut son premier sourire à ce moment.

 

Plus tard, la fête continuait. J'étais assis parmi les coussins, Ludmila contre moi, nous serrant dans les bras l'un de l'autre, tremblant tous les deux d'excitation. Je ressentais maintenant un violent désir d'exprimer mon amour plus avant, mais apparemment, il me fallait attendre pour cela, car les elfes étaient encore à chanter et à raconter des histoires, et pas du tout pressés de conclure cette soirée merveilleuse. Quoi qu'il en fût, je n'avais pas du tout envie de passer pour un rustre, sentant confusément que ce ne serait pas gentil, pas dans la manière elfique. Je me contentais donc d'avoir un bras autour de ses épaules, tout en caressant son propre bras de temps en temps. Elle faisait la même chose sur mon épaule, et nous avons commencé à échanger de cette façon.

C'était une sensation très étrange, d'avoir une elfe juste à côté de moi, me touchant. Je n'en aurais même pas rêvé. C'était comme si j'avais été admis dans quelque paradis, pour avoir le droit de caresser les épaules d'un être aussi merveilleux, une chance incroyable, une faveur imméritée.

Au début, c'était le même sentiment qu'avec une femme humaine, juste beaucoup plus fort. Mais, petit à petit, ce sentiment changeait, toujours intense, mais différent. Le douloureux désir viril se transformait en quelque chose de plus subtil, le désir de lui faire éprouver du plaisir, de ressentir son émotion. Le désir physique de gestes changeait aussi, en un désir pour le soleil parfumé qui coulait à travers sa forme charnelle. C'était comme si les apparences matérielles se dissipaient lentement, comme si un rideau de gris et de poussière cédait graduellement la place à la lumière, une lumière joyeuse et aimante... Mon désir physique quasiment insupportable diminua, pour faire place à une attente plus douce, mais encore plus forte. En fait, je n'avais rien à faire, juste profiter de l'attente elle-même, sans même désirer plus. Mais ma nature virile espérait toujours la conclusion...

Puis elle commença à me parler, avec des mots que je ne pouvais comprendre, mais elle insistait sur «Ya ilia minga Oromë amwë. Elia minga Oromë asä. Anaë elia minga?» qu'elle répéta plusieurs fois, montrant ma poitrine de son doigt.

«Bien, elle t'a choisi un nom elfique: Oromë. Ça sera bien mieux que «Seulot». A mon avis, tu ne seras plus jamais solitaire!» commenta Alanar.

Un nom elfique! J'ai été sidéré! Ils pensaient que j'allais devenir un elfe, ou quoi? Soudain, je réalisais qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans tout ça, un terrible malentendu. J'étais un humain, et rien de plus. Que pouvais-je vraiment offrir à une si merveilleuse femme elfe? Je pris à nouveau conscience de la mauvaise odeur de mes vêtements, et je fus paralysé de honte à l'idée de Ludmila découvrant ce qu'il y avait dessous. Elle, si sensible, ne pourrait jamais supporter ça! Pour l'instant, elle ne semblait pas se rendre compte, mais j'avais l'impression qu'elle appuyait sa tête sur mon épaule de façon à tenir son nez éloigné de ma chemise.

Tout d'abord, ce fut une sensation diffuse, rodant aux limites de ma conscience. Mais petit à petit, elle rongeait mon bonheur, pour devenir une évidence: J'étais en train de trahir ces gens, j'étais là où je ne devais pas être, ils m'accordaient une confiance que je ne méritais pas.

 

La conversation roula à nouveau sur le thème du Dauriath. A cette époque, aucune décision n'avait encore été prise, mais la plupart des Elfes souhaitaient une telle solution, tout en la redoutant: était-il vraiment possible de survivre au passage du terrible Horiathon? Mais ils ne le savaient que trop, quel que soit l'accord auquel les elfes pourraient parvenir avec les humains, ce ne serait qu'au prix d'une grande partie de leurs dernières terres, et tout ça pour n'obtenir que dix ans de répit. Ils ne le savaient que trop bien, dès que l'accord serait signé, les chasseurs, les bûcherons illégaux et les sociétés minières commenceraient à contester leurs droits au coeur de leurs plus anciennes terres sacrées, jusqu'à ce qu'il en résulte une nouvelle guerre, qui entraînerait encore davantage de concessions au nom du maintien de la paix. Et pire que tout, il y avait maintenant des rumeurs de rassembler les elfes restants dans des camps de maisons carrées, avec des travailleurs sociaux pour les «rééduquer» aux manières humaines...

Mais ce qui hypothéquait lourdement l'avenir étaient les nouvelles technologies, telles que les armes à feu ou la boussole. Et on disait que beaucoup d'autres étaient à venir, comme l'étrange attraction des tissus de soie, ou la force motrice de l'eau bouillante. Jusqu'à présent, la religion avait interdit toutes ces choses, mais les commerçants et les puissants maîtres de forge, qui soutenaient jusqu'à présent la religion, n'avaient qu'à financer à la place les académies des sciences ou les lycées d'ingénieurs, et attendre. Même les terribles prêtres en toge noire ne ​​tiendraient pas longtemps devant leurs puissantes banques. Ces terribles banques paraissaient aux elfes comme une menace indicible, car elles n'avaient aucun but apparent, tout en dirigeant de plus en plus de choses dans le monde. Même les inconscients qui s'imaginaient les gérer, n'étaient que leurs serviteurs, dirigés par elles, même au prix de leur propre malheur. Ces banques étaient comme un cancer se développant pour lui-même, sans envisager que la mort de son hôte le tuerait lui aussi.

 

J'étais très étonné de voir les elfes heureux et joyeux, face à d'aussi lourdes menaces sur leur avenir. Alanar m'expliqua que le cœur des Elfes n'est pas lié à l'émotion immédiate, il a la capacité de répondre à sa propre vie intérieure. Ainsi, les Elfes étaient presque toujours heureux, car le mal ne pouvait pas entrer dans cette vie intérieure, leur rêve comme beaucoup d'humains l'appelaient. Bien sûr, ils dépendaient quand même des conditions de survie et des menaces sur leur corps physique, mais c'était là le seul moyen pour le mal de leur nuire. De fait les elfes étaient très vulnérables à la perte constante de leurs terres, et au besoin perpétuel de se défendre, au point que beaucoup préféraient se laisser massacrer sans riposter.

Ainsi, l'idée sous jacente à l'exode était de permettre aux Elfes de mener leur vie en sécurité, et d'évoluer à leur façon, exempts de toute menace ou nécessité de se défendre. Avec le temps, ils deviendraient à nouveau puissants et nombreux, et forts dans leur culture et leur mode de vie. Et aussi en magie. Les Aînés savaient aussi qu'il n'y avait pas beaucoup de minerais dans le Dauriath. Dans les négociations, ils utilisaient cet argument contre l'Exode qu'ils souhaitaient pourtant en secret. De voir les elfes réticents à l'Exode confortait les gouvernements humains dans l'idée que cet Exode était leur intérêt. Et ils ne craignent pas que les Elfes puissent un jour maîtriser science et technologie, sûrs qu'ils étaient que seuls les humains pouvaient développer la technologie, et que les elfes étaient fondamentalement incapables de comprendre la science. Mauvais calcul: les elfes n'ont pas besoin de technologie pour vivre à leur façon. Et même la science et la technologie tomberaient entre leurs mains, dès qu'ils commenceraient à les rechercher. Mais ils garderaient le contrôle de ces choses, au lieu de se laisser abuser par leur puissance illusoire.

Mais les discussions les plus enthousiastes étaient à propos de comment ils vivraient dans le Dauriath.

Alanar était au centre d'un groupe très enthousiaste pour reconstruire leurs maisons et leurs pays elfiques dans le Dauriath. J'étais fort étonné de la quantité d'information qu'ils avaient sur cet endroit, dont pourtant personne n'était jamais revenu.

«Nous avons les télescopes, Oromë.

N'est-ce pas interdit?

-Il y a quelques dizaines d'années encore, nous étions plus libres, en des lieux où aucun envahisseur humain n'avait jamais osé s'aventurer. Aussi nous avons commencé à découvrir et explorer le ciel avec ces merveilleux nouveaux instruments. Mais aujourd'hui, avec les chasseurs et les mineurs rentrant dans nos terres avec des armes à feu, c'est devenu dangereux, et j'ai préféré détruire nos instruments. Ce fut probablement le plus lourd chagrin de ma vie, de perdre ainsi notre fenêtre sur l'univers.

-Et vous avez regardé le Dauriath avec le télescope?

-Oui, bien sûr. Et on a vu des montagnes, des forêts et des océans, comme ici. Mais il y a peu de vallées, plutôt plein de plaines ou de lacs ronds.

-Mais comment voir des minerais ou des choses comme ça? C'est sous terre.

-Ça peut te paraître très étrange, Oromë. Mais notre magie permet à certains de nos Aînés de voir très loin. Ils savent beaucoup plus de choses au sujet du Dauriath que nos télescopes peuvent en voir. Ils ont vu que les oiseaux et les animaux que nous avons envoyés là se portent bien, et certains d'entre nous n'attendront même pas ce sacré traité pour prendre la voie du Horiathon. Le premier voyage est déjà prévu, et le premier navire Croiseur de Horiathon en cours de construction dans un endroit secret. Nous n'attendrons pas ce traité. Nous irons même s'il n'y a pas de traité du tout.

-Nous avons même pas besoin de technologie, Oromë. La technologie, c'est comme la magie noire: très puissante, très efficace, très facile, mais si nous ne sommes pas assez sage, elle prend notre âme et devient notre maître, comme ces sacrées banques que personne ne contrôle. Nous découvrirons la technologie, parce que nous en aurons besoin pour rencontrer à nouveau les humains, plus tard, dans sept siècles, quand le Horiathon sera ouvert dans les deux sens, et que le monde des humains et celui des elfes seront réunis. Mais nous la garderons discrète dans nos vies. Au début, nous ne l'utiliserons même pas, et nous nous consacrerons plutôt à nous multiplier, à développer notre culture et à devenir forts à nouveau. Et la magie est plus efficace que la technologie. Plus difficile à obtenir, mais beaucoup plus efficace.

-La technologie est utile, de toutes façons. Regarde la boussole, elle nous permet de voyager plus vite.

-Pure illusion. Tu peux atteindre plus sûrement un point que tu avais prévu d'atteindre, oui, mais tu ne sais pas si cet endroit est ce dont tu as besoin. Où trouveras-tu l'amour de ta vie? Aucune boussole ne peut te le dire. Seule la magie peut te guider. Elle le fait déjà, depuis le commencement de ta vie.»

 

Mais cela me fit repenser à la situation. Ludmila, qui ne comprenait pas notre conversation, était plutôt intéressée par une autre, avec Elena et d'autres dames. Probablement ils étaient aussi à évoquer leur vie future dans le Dauriath, car ce mot revenait souvent dans leur discours. Je pouvais le reconnaître facilement maintenant, même si il était chanté différemment que dans ma langue humaine. Ludmila était toujours à côté de moi, mais plus blottie contre moi. Cela valait mieux, cas je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Pour être franc, j'étais de plus en plus honteux de mes vêtements bruns et sales, une tache de crasse et de puanteur dans cette merveilleuse composition de pastels et de parfums. Comment une si belle créature pouvait t-elle s'imaginer que je puisse l'aimer, la rendre heureuse?

Mon inconfort devait être devenu visible, car Alanar changea de ton et de sujet. Les autres me regardaient. Ils se rendaient compte que quelque chose n'allait pas, mais sans se douter de quoi.

 

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