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Dumria

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CHAPITRE 4

Face au mal.

 

 

Liu Wang eut besoin d'un bon moment pour récupérer sa pleine conscience. Son corps lui faisait mal comme si elle avait été battue, et elle se sentait extrêmement fatiguée et somnolente.

Elle était sur un lit, dans une chambre glaciale aux murs de grossier mortier brun, avec seulement quelques meubles en planches, un évier, un robinet et un seau de toilette sale. La fenêtre avait été murée avec des pierres et du ciment, et il n'y avait qu'une faible lampe électrique, de sorte qu'elle ne pouvait savoir si c'était le jour ou la nuit.

Elle attira sur elle quelques couvertures aux couleurs hideuses, pour éviter le froid, et prit le temps de se rappeler pourquoi elle était ici. Elle était dans la loge de retraite, et elle ne se rappelait plus. Puis elle se rappela l'hélicoptère, et puis les trois hommes, et enfin la cartouche anesthésique, avec la petite blessure violacée qu'elle avait laissé sous son sein droit. C'est très frustrant, de perdre tout contrôle sur notre propre corps, suite à une attaque d'êtres nuisibles.

Elle se rendit compte qu'elle avait été enlevée, mais elle se demanda longuement pourquoi.

Enfin la drogue acheva de se dissiper, et elle récupéra toute sa conscience. Elle était toujours en retraite. Il n'y avait aucune raison de s'arrêter. Le Lama était la seule autorité qui pouvait la libérer de ses voeux de retraite. Des bandits, quels qu'ils soient, n'avaient pas cette autorité. Donc elle arrangea ses couvertures afin de s'asseoir en lotus contre le mur. Elle n'avait pas le Vajra ni la cloche, et même pas le rosaire. Peu importe, ces objets ne sont que des aides à la méditation, ils ne sont pas la méditation. Elle se sentit même flattée d'être autorisée à pratiquer avec un handicap.

Ainsi elle reprit sa pratique, se visualisant comme la déité de Kalachakra, avec le mandala, les beaux bâtiments, les fleurs, les arbres élégants, le ciel merveilleusement bleu. Elle était une déité puissante, avec un corps superbe et le coeur le plus chaleureux du monde. L'illusion n'était pas la merveilleuse visualisation, mais la laide prison où se trouvait son corps de chair. Cette prison était une émanation illusoire des perturbations mentales d'autres êtres, qu'elle devrait libérer de ces perturbations mentales. Cette prison était vraiment Shounyata, la Vacuité, illusoire tout en apparaissant à ses organes sensoriels. Illusoire, car elle n'avait aucune finalité ultime.

Puis elle passa à la méditation du Lamrim. Si elle était là dans cette situation génératrice de souffrance, c'était à cause de son mauvais karma, des mauvaises actions qu'elle avait commises dans ses vies précédentes. Aussi il était inutile d'essayer d'éluder cette confrontation: elle réapparaîtrait plus tard, en pire. La seule solution était de purifier ce karma, en employant sa douleur comme motivation pour ce faire. Ainsi, plus elle souffre, plus sa purification devient efficace! Elle se mit à la pratique de purification la plus puissante: Vajrasattva. Elle commença par générer un fort regret (note) de ses mauvaises actions passées (Ce n'était certes pas difficile de regretter des actions qui l'avaient menée dans une telle situation!). Puis elle généra la confiance dans la déité. (Pas difficile: quoi faire de mieux dans une situation aussi absurde et désespérée, que de demander un miracle?) Puis elle s'engagea dans la visualisation très agréable d'une lumière blanche apaisant son corps et son esprit, nettoyant tout trouble ou obscurcissement. Ceci est habituellement fait en récitant le mantra, mais sans rosaire elle ne les compta pas. De toutes façons cela n'importait pas, car elle avait tout son temps. Quand elle sentit qu'il y en avait environ cent, elle aborda la conclusion: une motivation ferme de ne jamais se laisser à nouveau à des actes néfastes.

La porte s'ouvrit brusquement.

Un de ses attaquants entra, avec un plateau de nourriture. Un autre était resté dehors. Tous deux portaient leurs uniformes militaires et leurs étuis de revolvers, et ils sentaient fort le tabac.

«Réveillée?» fit le premier en chinois.

Liu évita juste de répondre «oui» au bandit. Mais elle se rappela qu'elle était toujours en retraite. Tcheugyal avait été clair: elle devait rester en retraite jusqu'à ce qu'elle puisse faire une pouja du feu. Si ces types voulaient qu'elle parle, ils n'avaient qu'à lui laisser faire une pouja du feu, allumer le feu, apporter tous les ingrédients, les fleurs, le beurre, les graines de sésame et le reste. Après, elle pourrait parler, juste pour leur dire qu'elle n'avait rien à dire à des bandits.

«Voici de quoi manger. Nous ne sommes pas des bandits»

Liu réprima difficilement un rire. Mais elle se rappela à temps que la raillerie n'est pas le comportement juste. Au lieu de cela, elle commença à réciter le mantra de la compassion universelle: Om Mani Padmé Houng. Oui, cela était bien: sentir une forte compassion pour ces types, qui n'étaient que de pauvres gens égarés par des idéologies perverses et des émotions non-maîtrisées. Ils étaient en fait fondamentalement comme elle: à la recherche du bonheur. Mais ils ne le recherchaient pas là où il se trouvait vraiment. Et c'est cela qui les menait à des comportements néfastes. Pauvres gens. Ce serait si simple si Liu pouvait partager avec eux sa connaissance et sa compréhension de la vie...

L'homme la regarda. Elle était assise en lotus, immobile, sauf ses lèvres qui bougeaient légèrement avec le mantra. Ses yeux étaient ouverts, mais absents. L'homme en fut quelque peu impressionné, et il tenta en vain de ne pas le laisser voir.

«OK, vous êtes en colère après nous. Peu importe. Vous devez manger, et après ce sera l'heure de dormir. Nous vous surveillons tout le temps, si vous essayez de vous suicider». Puis il sorti et verrouilla la porte.

Liu nota le mécanisme qu'il avait utilisé pour conforter son esprit: interpréter son attitude comme de la colère. Cette préoccupation du suicide était également ridicule: Liu ne s'était jamais senti si positive de toute sa vie. Ces types étaient bien moins impressionnants que les démons qu'elle venait juste de vaincre, et même si ils la tuaient, ils seraient bien incapables de la suivre dans son paradis d'après la mort. Elle se leva pour absorber la nourriture. Elle était de piètre qualité, et contenait de la viande. Elle retira la viande et mangea le reste.

Elle contrôla la fenêtre, mais elle était trop bien scellée. Ces types ne savaient probablement pas qu'elle aurait été capable de tuer immédiatement quiconque dans sa cellule. Mais elle ne le fit pas, car elle était en retraite. Et même si elle le faisait, elle ne savait pas ce qui l'attendait dehors. Ainsi ça aurait pu être une erreur que de leur montrer sa vraie force à ce moment-là.

Il n'y avait pas beaucoup de bruit dans ce bâtiment. Quelques hommes, au moins quatre car ils avaient l'habitude de jouer au ma-jong, en criant fort en chinois. Le vent dehors. Aucun animal, aucun bruit de route. Parfait, elle pourrait méditer sans être dérangée. Le seul problème était la lumière, qu'elle ne pouvait pas éteindre.

 

Le matin suivant vit le même scénario. Les deux hommes réapparurent avec un plateau de repas. Liu était toujours assise en lotus, comme si elle ne n'avait jamais bougé, et elle avait toujours le mantra sur ses lèvres.

«Hé, pour dormir il faut s'allonger dans le lit, et pas s'asseoir dessus!»

Information utile, ils l'observaient avec une caméra.

«Inutile de lui parler, c'est une fanatique»

Autre bonne information: ils étaient un mouvement ou une secte antireligieuse. Inutile de parler, ils répondaient à toutes les questions qu'elle aurait pu poser.

«Madame, nous n'allons pas vous maltraiter. Mais si vous essayez de vous suicider...»

Ils étaient vraiment obsédés par cette idée de suicide. Pauvres ploucs, elle pourrait le faire très facilement, avec la méditation du Powa, et, même avec la caméra, quand ils réaliseraient, il serait bien trop tard. Mais se suicider n'était pas vraiment son projet actuel. Elle souleva juste son bras et dirigea son doigt vers un tableau qu'elle avait improvisé peu de temps avant, portant ces inscriptions: «J'ai besoin: -aucune viande -papier toilette» et sa marque préférée des produits d'hygiène féminine.

Elle put parfaitement voir le type devenir rouge. Hé, l'entraînement militaire ne fait pas un adulte d'un gamin.

La porte se referma brusquement, pour se rouvrir seulement une heure plus tard. Mais cette fois c'était un autre homme, apparemment occidental, portant un ancien costume brun, et parlant un bon américain. Il apportait très sérieusement un rouleau de papier hygiénique, apparemment inconscient du parfait ridicule de cette situation.

«Mme Liu Wang, je comprend que vous soyez choquée au point de ne pas pouvoir parler (Liu nota à nouveau le procédé d'auto-manipulation mentale pour digérer le fait qu'elle était dans une attitude religieuse) et nous en sommes très désolés (encore une hypocrisie). Ainsi nous allons essayer de rendre votre séjour aussi agréable que possible. Pour ceci nous allons vous transférer dans un autre endroit plus confortable, dès que nous pourrons le faire sans risque. La police tibétaine fanatique nous recherche, et elle a bouclé toutes les frontières. Mais dès que nous serons tranquilles, vous aurez des conditions plus agréables (Il essayait de provoquer un syndrome de Stockholm, note).

«Vous vous demandez sans doute pourquoi vous avez été arrêtée (il essayait de se présenter comme étant la loi). C'est simplement que votre mari Steve Jason a fait une découverte très dangereuse, et nous devons protéger le monde contre les conséquences très nocives de cette découverte (Houuu! Protéger le monde, rien que ça). Tant que votre mari aura une attitude correcte, vous serez en sécurité ici. (Encore le syndrome de Stockholm). Nous espérions même que vous pourriez nous aider à convaincre votre mari, mais vous êtes encore pire que lui, avec votre fanatisme.»

L'homme tournait en rond dans la pièce, toujours avec son rouleau de papier en main. Puis il continua:

«Nous sommes une organisation très puissante. Je puis même vous dire mon nom: Monsieur Tégal. Mais dans mon pays personne ne se doute de mon activité réelle, ni de mon vrai idéal. Même si vous vous enfuyiez, vous ne pourriez pas me dénoncer, car j'ai beaucoup d'amis qui me donneraient de puissants alibis.

«Notre but est de protéger le monde. Vous savez qu'il se répand des idées pernicieuses au sujet de ce changement spirituel. Ces idées pourraient avoir des effets catastrophiques. Déjà vous voyez les terribles conséquences de l'écologie: les idéaux de pouvoir, de concurrence et d'expansion se perdent, et beaucoup de pays n'ont maintenant qu'une croissance zéro, autant en population qu'en revenu national brut. Ces idées de spiritualité mènent également des gens intelligents comme votre mari à croire à des idéologies irrationnelles et à travailler avec cette prétendue université de Shédroup Ling qui mélange tout avec son Epistémologie Générale qui n'est en réalité qu'une méthode de manipulation mentale pour tous ces crétins de religieux donner un air scientifique à leurs tas de croyances irrationnelles.»

Tégal commençait à s'exciter. Il se tenait maintenant face à Liu, avec un regard provocant. Naturellement il comprit les yeux absents et les lèvres bougeant doucement comme une forme d'insolence. Liu en était vraiment très loin, elle était dans la mécanique karmique de la retraite. Même si elle était sur le point d'être tuée ou torturée, c'était la maturation karmique de ses actions passées, et il était complètement inutile d'essayer d'y échapper: cela reviendrait plus tard, en pire encore. La seule chose à faire dans une telle situation était de faire le yoga du Lamrim de ne pas ajouter son souci à la situation, et de purifier ce karma, en dédiant ses difficultés à son progrès spirituel. Elle pouvait même les dédier aussi à la libération de ce Tégal. Si elle pouvait vraiment purifier ce karma, alors ces types ne pourraient rien faire contre elle. A ce moment même la réalité physique se manifesterait d'une manière qui la protégerait. C'était un pari fou, mais basé sur le fonctionnement ultime de la réalité, bien au delà des apparences physiques illusoires. Ça marcherait. Il n'y avait de toute façon aucune alternative, prisonnière qu'elle était d'un tel dingue. Liu utilisait toute la puissance de la situation: Ce qui pousserait si violemment les gens ordinaires dans la terreur et la douleur, elle l'utilisa comme motivation pour sa pratique de purification. C'était difficile, comme de marcher sur un fil dans l'espace, mais de par la puissance même de la situation, l'effet en était époustouflant, et elle se sentait maintenant d'une force incroyable.

C'était vraiment difficile de garder une concentration devant Tégal. Il était très bavard, un trait plutôt inapproprié pour un espion. Liu commença à prêter attention à son discours, car elle pouvait noter vraiment beaucoup d'informations. Mais elle n'avait pas arrêté son mantra, en changeant simplement pour celui de Manjoushri, de l'intelligence claire et discriminante.

«Et vous, vous qui êtes également une scientifique intelligente, vous vous êtes complètement laissée avoir par les religieux, et vous êtes maintenant en train de perdre un temps précieux dans qui sait quelles réflexions ou morfondage. Je parie que vous ne pensez même pas, avec cette étrange idée de Vacuité (note). Ne vous rendez vous pas compte qu'il y a beaucoup de choses à faire pour jouir de la vie? Ecouter de la musique, boire un coup avec des amis (Elle évita juste d'éclater de rire avec une idée aussi bizarre. Elle avait essayé l'alcool quand elle était jeune, juste pour se sentir profondément humiliée de ne plus être capable de maîtriser ses pensées et ses paroles devant ses «amis», qui ne manquèrent pas de se moquer d'elle! Les méditations pour débutants les plus simples sont bien plus agréables, sans parler de la délicieuse ambroisie qu'elle générait dans les pratiques avancées de Yoga). Vous pourriez être bien plus riche (la tentation matérielle!) si vous acceptiez de travailler par exemple dans des lieux comme l'Université des Sciences Appliquées de l'Esprit (Liu nota ce nom) an lieu de cette minable université tibétaine de Shédroup Ling (Il mélangeait tout: Shédroup Ling n'était pas tibétaine, mais internationale)

«Sachez que la vie est courte, et que vous devez en profiter tout de suite, avant qu'il ne soit trop tard (bon raisonnement, mais conclusion fausse). Parce que après, il n'y a rien, rien, rien!» Il martela rageusement ces mots. Peut-être que ce qui l'horripilait le plus n'était pas la survie de la conscience, mais le fait qu'il puisse y avoir un paradis après. L'idée que des innocents puissent être heureux malgré lui le mettait hors de lui.

«Ce qui vous arrive aujourd'hui est à cause de votre mari, parce que il...

- Qu'a t-il fait?» Liu réalisa trop tard qu'elle avait été eue! Sûr, au moins qu'elle ne pourrait jamais obtenir de réponse à cette question-là.

«Ha haaa, vous prétendez être une grande Yogini et vous n'êtes même pas capable de tenir vos engagements de retraite!» Liu était vraiment mortifiée, et elle comprit que ce type était beaucoup plus fort et plus vicieux qu'elle ne l'avait pensé. Il était vraiment dangereux de seulement prêter attention à son discours. Elle comprit qu'il était assez rusé pour parler de sa retraite comme quelque chose qu'il ne connaissait guère, alors qu'en fait il savait parfaitement ce qu'elle faisait, pour pouvoir l'attaquer précisément de ce côté dès qu'elle aurait abaissé sa garde. Ainsi il pouvait facilement la culpabiliser, et ruiner sa méditation et sa pratique de libération du karma. Et de fait elle se sentait maintenant vraiment plus noire. C'était un genre de torture psychologique, et elle eut soudain peur de se retrouver empêtrée dans les pensées chaotiques et la basse vibration de cet homme. C'était comme une autre attaque de démon, mais la solution ici n'était pas le yoga du Lamrim, mais l'attention et la concentration, la fierté divine et la destruction de l'égocentrisme. En fait être entraîné dans les pensées de cet homme n'était pas très différent de la situation qu'éprouvent la plupart des gens, quand ils sont entraînés dans leurs propres pensées désordonnées!

Tégal la regardait maintenant avec un rire franchement moqueur. Liu, habituée depuis toujours à ne voir que le gentil sourire des pratiquants Bouddhistes, l'attitude déférente de ses étudiants, ou au pire le regard neutre de ses collègues, se sentit soudain profondément mortifiée par cette cinglante ironie. Heureusement un des gardes chinois entra à ce moment, pour dire quelque chose à voix basse à Tégal. Il sortit brusquement, non sans conclure:

«Nous avons un problème: il est très difficile d'aller en Chine maintenant, parce que la police tibétaine fanatique cherche partout. Ainsi nous n'avons pas d'autre choix que de vous laisser dans cette prison moyenâgeuse. Bonne méditation maintenant, grande Yogini!»

OK, elle était toujours au Tibet, bon à savoir.

Mais maintenant Liu voyait son personnage de «grande Yogini» s'écrouler dans la honte, comme quand, petite fille, on la grondait pour quelque bêtise. Ce type était vraiment tordu, et elle ressentit soudain un violent désir de le tuer, de débarrasser l'humanité de tels êtres abjects, capables de ruiner en une minute le résultat de six mois de retraite, d'efforts et de peine. Puis elle parvint à retrouver quelque contrôle d'elle même, et à reprendre sa méditation. Mais il n'était pas possible de simplement oublier une telle expérience. La honte prendrait des jours pour se dissiper, et Tégal viendrait certainement encore, peut-être plusieurs fois par jour, peut-être tout le temps. Elle commença donc à visualiser son maître Sangyé Tcheugyal, qui la réconforterait certainement, dans une situation si incongrue.

Elle put bientôt obtenir une image mentale de Tcheugyal, mais il avait le même regard persifleur que Tégal, les mêmes vêtements aux couleurs sales, et il se moquait lui aussi de la «grande Yogini», exactement comme l'avait fait Tégal! Pensant qu'elle était troublée, Liu refit la création de l'image mentale, mais elle obtint encore la même chose, et elle entendit Tcheugyal dire, avec la même voix ironique que Tégal: «Prend tes ennemis comme maîtres spirituels!» puis: «C'est uniquement le chérissement de soi qui provoque la vexation».

Elle avait déjà entendu ça beaucoup de fois, dans des enseignements de Tcheugyal et de beaucoup d'autres maîtres. Elle comprit que si Tcheugyal avait vraiment été là, il aurait pu dire exactement la même chose, peut-être même d'une manière aussi incisive. Elle se rappela avoir été parfois vexée par quelques remarques de son maître, mais elle avait préféré l'ignorer, pour ne voir qu'un gentil Tcheugyal la réconforter et la féliciter de ses progrès dans les grands Yogas. Le karma de cet auto-aveuglement était maintenant manifeste...

Bon, les choses étaient maintenant claires dans la tête de Liu. Elle avait été jetée à terre par quelque rouage de la mécanique karmique qu'elle avait négligé. Mais c'était exactement comme à une leçon de Judo, une affaire de seulement examiner comment elle s'était faite avoir, et à apprendre, exactement comme si Tégal avait été un maître de Judo (ou de son art martial secret) lui montrant une nouvelle prise. Elle tombe, mais ce n'est que la leçon de Judo. Les vrais motifs pitoyables de Tégal n'avaient réellement aucune importance, Liu n'avait qu'à apprendre de la situation, comme si Tégal n'avait été qu'un miroir lui montrant ses propres perturbations mentales.

Et comment s'était-elle fait avoir? Par l'auto-chérissement, par l'égocentrisme. Elle était vraiment fière de son personnage de Yogini engagée dans la pratique bouddhiste depuis vingt ans, capable de tenir une retraite de six mois dans un endroit difficile, capable de vaincre des démons et de produire des sentiments très agréables, une lumineuse ambroisie. Mais cette fierté était encore un piège, parce que, précisément, elle avait encore cette image à défendre. Tégal, ou n'importe quel autre manipulateur, pouvait l'attaquer et lui nuire précisément sur ce point. Si il n'y avait aucune image à défendre, alors simplement personne ne pourrait lui nuire en aucune façon. Quoi qu'ils puissent dire, quelque critique qu'ils pourraient émettre, appropriée ou diffamatoire, bienveillante ou venimeuse, simplement il n'y aurait plus de cible à atteindre, et ainsi plus aucun mal possible. Tout ceci apparut soudain très clairement dans la tête de Liu: elle n'était rien, juste une conscience, une conscience vide dans laquelle des pensées allaient et venaient. Les discours de Tégal? Du bruit. Juste du bruit sans signification.

Liu se rappela ses premières méditations pour débutants, vingt ans plus tôt. Elle avait un vieux maître Taoïste de Chi Gong, un homme très doux, qui lui avait demandé de méditer dans une salle près d'un restaurant bruyant. Naturellement, c'était difficile, car le bruit et les discussions la dérangeait en permanence, entraînant son esprit dans des préoccupations banales. A la fin, quelque peu fâchée, elle demanda à son maître de méditer dans un endroit moins bruyant. Il refusa, expliquant doucement qu'elle n'était pas assez patiente. Naturellement, il est impossible, pour un débutant, de se concentrer dans une salle bruyante, mais c'est également impossible dans le silence, car dans ce cas ce sont ses propres pensées qui font le bruit! Ainsi il lui demanda de seulement accepter le bruit, sans essayer de le combattre ou de se faire du souci à son sujet comme d'une chose stupide. Quand elle arriverait à faire cela, et seulement à ce moment, elle pourrait parler de méditation. Au début, Liu ne comprit pas cela; pour elle, méditer était juste visualiser des vibrations plus élevées, des énergies et des sentiments plaisants, tandis que les pensées parasites et le bruit étaient des obstacles à éliminer. Certains jours ça marchait et elle était enchantée, alors que d'autres jours elle était dérangée et elle s'inquiétait, ou se fâchait contre ses voisins.

Liu, qui était encore assez têtue à cette époque, abandonna ce maître Taoïste pour son premier maître Bouddhiste, mais il lui dit exactement la même chose, avec un regard taquin, dans le style très direct des maîtres Zen. Il alla jusqu'à utiliser exactement les mêmes mots que le maître Taoïste, comme si il avait su par télépathie ce qui s'était passé avec lui, mais cette fois c'était plus une remontrance qu'un gentil conseil! Liu était si vexée qu'elle évita les deux maîtres pendant plusieurs mois. Mais elle s'entraîna en cachette à cet exercice... Elle devint effectivement plus patiente, de meilleur caractère, et capable d'une concentration plus stable, avec ou sans bruit. Un jour, elle se retrouva inopinément face à son vieux maître Taoïste, dans le métro, et elle ne sut que le regarder avec timidité. Il dit simplement: «Bien, vous pouvez commencer la vraie méditation, maintenant!» et... il mourut quelques jours plus tard.

Profondément impressionnée, Liu revint bientôt au temple du maître Zen, et elle s'assit en silence dans la session de méditation, sans même se présenter. Le maître Zen ne bougea pas, ne la regarda même pas, comme si il n'avait pas du tout remarqué sa présence. Mais quand il passa parmi les étudiants pour contrôler les postures, il lui donna brusquement un coup ferme dans un point précis du dos, et ce fut comme si un tas d'os en vrac revenaient soudain tous fermement en place. Après seulement trois ans, ce maître Zen envoya Liu au maître tantrique Sangyé Tcheugyal.

Liu permit à son esprit de se rappeler soigneusement cette expérience, se rendant compte que maintenant la situation était encore la même. Mais au lieu de simplement le bruit, c'était tout le spectre des émotions négatives et des discours de revanche qu'elle avait à affronter, à accepter, puis à juste les regarder disparaître, se dissiper, spontanément, sans qu'elle n'ait besoin de rien faire. Tout ceci apparut très clairement dans son esprit, comme le soleil traversant soudainement les nuages. La suite n'était qu'une question d'entraînement. Cette retraite devenait vraiment intéressante, a tel point qu'elle souhaita même revoir bientôt Tégal.

 

Quand ce dernier revint, rien n'avait changé dans la cellule, et Liu était toujours assise, le regard absent, les lèvres légèrement animées. Mais Tégal se sentit soudain très fatigué...

 

 

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