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Dumria

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CHAPITRE 2

Un lieu vraiment paisible...

 

 

Liu Wang voyait approcher la fin de sa retraite. C'est le moment où la discipline commence à se détendre un peu, afin de préparer le retour dans le monde ordinaire. Seulement un peu, car quelques jours plus tôt, Sangyé Tcheugyal était venu brièvement pour l'avertir que quoi que ce soit qui puisse se produire, elle aurait à garder toute sa concentration et pratiquer jusqu'au moment précis où elle pourrait faire la pouja du feu (note) conclusive et sortir de sa retraite.

Elle avait attendu plusieurs années l'occasion de faire sa première retraite sérieuse. Elle avait déjà fait quelques sessions, deux semaines, un mois, mais elle ne considérait pas ça comme une vraie retraite. Pour seulement entrer dans la retraite, il faut déjà une semaine, et pour obtenir la pleine conscience et concentration plus de deux mois, et il faut vraiment être seul, ou au moins ne jamais parler de rien d'autre que de la pratique.

Aussi quand elle avait pu obtenir ces six mois de vacances, elle s'était précipitée sur l'occasion. Steve fut plutôt triste de voir son épouse le quitter pendant si longtemps, mais il eut la gentillesse de ne pas manifester cette émotion, afin de ne pas affaiblir la motivation de Liu. Quand elle avait demandé à Tcheugyal Rinpoche si il était bon de faire cette retraite, il avait eu l'air très heureux et il l'avait chaudement félicitée. Il n'y avait donc aucun doute.

Un vieux moine l'avait prise dans le fourgon du centre de retraite, et il l'avait conduite le long de la route qu'elle connaissait très bien, qui se faufilait entre les montagnes de l'Amnye Machen (Elles semblaient des collines, mais, le plateau environnant étant déjà à 4000m d'altitude, elles étaient souvent à plus de 5000m). Le fourgon arriva à l'observatoire radio submillimétrique, que Sangyé Tcheugyal avait fondé autrefois. L'air sec et calme de ce lieu, ainsi que l'altitude élevée, en faisaient l'endroit rêvé pour la réception des ondes radio submillimétriques. Les télescopes quantiques ne permettaient pas de faire de la spectrométrie, ce qui empêchait de connaître la composition chimique ou géologique de ce qu'ils observaient. Aussi, l'astronomie conventionnelle, optique ou radio, était encore très vivante. Mais, pour tenter de suivre l'incroyable pouvoir grossissant des télescopes quantiques, les observateurs avaient dû relier ensemble toutes leurs machines, pour construire de colossaux interféromètres (note) de la taille de la Terre, ou plus loin dans l'espace.

Le fourgon stoppa pour donner du courrier et de la nourriture aux cinq gardes de l'observatoire. Ils saluèrent joyeusement le moine et la retraitante. En ce lieu tout était automatisé et télécommandé, aussi il n'avait pas besoin que des techniciens vivent sur place en permanence. Alors les colossales et élégantes paraboles blanches vivaient seules dans les montagnes désertes et neigeuses, scintillantes sous le soleil, à moins qu'elles ne fassent d'étranges silhouettes obscures sur le fond étoilé de la nuit, tournant lentement en silence. Mais placer quelques gardes et caméras infrarouges était quand même une précaution justifiée, et ils eurent une fois ou deux l'occasion de travailler.

Le fourgon s'engagea ensuite sur la route interdite menant au centre de retraite, passant entre les grandes statues des quatre gardiens (note). Quelques kilomètres plus loin, et encore quelques centaines de mètres plus haut, il s'arrêta dans une petite vallée, dans une cour neigeuse le long d'un petit bâtiment en pierre de deux étages: le logement des assistants, un petit temple, et des réserves de nourriture et d'autres matériels. A l'entrée de la cour s'alignaient plusieurs magnifiques grands stupas de différents modèles, le plus récent encore en construction. Il y avait également quelques bâtiments bas: un atelier et une étable, un fenil et un stockage de matériaux de construction. La cour était entourée de basses collines arrondies, couvertes de plaques de neige entre lesquelles paraissait une herbe rase d'un vert brunâtre. Rien d'autre n'était visible, seulement quelques chemins menant dans un labyrinthe de vallons vers les loges de retraite.

C'était d'une beauté abrupte et étourdissante, un incroyable sentiment de solitude, le soleil brûlant la peau nue en seulement quelques minutes, le vent glacial s'insinuant douloureusement dans les oreilles, une incroyable sensation d'espace et de liberté illimités, un ciel outremer immaculé, et un silence subjuguant qui apaisait l'esprit...

Le seul bruit que Liu pouvait entendre était son coeur battant rapidement, autant avec l'altitude qu'avec l'émotion, un mélange de joie d'être ici et la crainte des difficultés qu'elle aurait à affronter. Six mois seule, dans le silence du désert minéral, sans parler, sans aucune distraction, avec pour seul horizon une loge de deux mètres cinquante, et cent mètres d'herbe rase et de neige dehors. Ce serait dur, parfois douloureux, souvent ennuyeux. Mais au stade où elle en était maintenant dans sa pratique, son esprit aspirait vraiment à la clarté et à la concentration puissante de la méditation prolongée sans aucune distraction.

Il y avait seulement cinq moines et un assistant laïc gardant le centre, occupés à la cuisine, au service du temple, ou à apporter la nourriture aux retraitants. Pour ceci ils utilisaient simplement des ânes: aucun véhicule mécanique n'était aussi silencieux. L'assistant était un jeune Allemand blond, qui aidait le centre comme préparation pour sa propre retraite. Liu fut fière de voir que son maître Tcheugyal avait des disciples jusque dans un pays si lointain et si étrange.

Après un repas silencieux avec les six hommes, Liu fut inscrite. Les retraites religieuses ne pourraient jamais devenir une affaire commerciale et personne n'aurait aimé voir les retraitants passer à la caisse comme dans un hôtel. Aussi la coutume était de faire une offrande, grande ou petite, si on pouvait. Et si on ne pouvait pas, personne ne s'offusquait, il n'y avait qu'à être sincère et à être recommandé par un Lama. Liu entra dans le temple brillamment décoré et elle laissa un chèque confortable aux pieds du Bouddha. Puis un des moines la mena à sa loge, accompagné de deux ânes à la robe foncée, portant des paquets de nourriture et des bouteilles de bio-gaz. Le moine portait des lunettes de soleil, et les ânes aussi, ce qui leur donnait un air quelque peu psychédélique.

Pratiquement aucune des loges de retraite n'était visible depuis le chemin d'accès qui zigzaguait entre de petites collines, marqué de poteaux, pour le retrouver même couvert de neige. Le seul bruit était celui des rafales du vent, qui couraient follement dans la petite vallée. Ils prirent enfin un petit chemin adventice, indiqué par un poteau portant un nom. La loge de Liu était Atisha Dipamkara et il y en avait beaucoup d'autres, portant des noms de saints indiens et tibétains, et même une avec un nom occidental.

Sa loge semblait très petite, mais il y avait assez de place pour dormir, cuisiner et manger, faire la toilette, et un petit autel. Elle était plus confortable que les anciennes grottes de retraite du Tibet, bien qu'il n'y eut rien d'inutile. Elle était faite de simples planches de bois, et chauffée avec des panneaux solaires formant un «jardin» juste dehors, ou avec des bouteilles de bio-gaz (C'était du méthane, car le butane et même le propane ne marchaient pas, les froides nuits d'hiver). Liu ne sentit simplement pas le besoin de chauffage, car la petite pièce était parfaitement isolée du froid. Il n'y avait pas d'électricité, seulement une petite lampe à gaz, dont on avait rarement besoin. Quelques centres de retraite modernes avaient essayé d'installer des dispositifs tels qu'un appel radio d'urgence. Mais cela avait posé des problèmes, et maintenant les retraitants étaient laissés seuls avec leur karma. Par contre le chauffage au gaz était considéré comme une bonne aide à la méditation, particulièrement quand la température extérieure chutait à moins trente. L'extérieur des murs était renforcé avec des pierres sèches, pour faire face aux tempêtes de neige qui soufflent parfois ici, et la forme de la loge était conçue pour éviter tout sifflement ou tourbillon de vent. D'ici Liu ne pouvait voir aucune autre loge, sauf le toit d'une, et deux stupas. Elle pourrait même se déshabiller et bronzer un peu, bien qu'avec un taux si élevé d'UV se fut un exercice dangereux.

Il y avait autour de la loge quelques jolies petites fleurs pourpres défiant le froid, dansant inlassablement dans le vent. Dans la loge flottait un parfum étrange, subtil, mais qui ne se laissait pas facilement oublier. Liu appréhendait de trouver un endroit sale, comme cela se produit parfois quand un retraitant à vie meurt naturellement dans sa loge. Ce n'était apparemment pas le cas, mais elle demanda d'où venait le parfum.

«Le dernier occupant est mort ici. Nous l'avons trouvé il y a seulement deux jours» répondit le moine avec un sourire. Les moines tibétains adorent ce genre de plaisanteries, qui sont un rappel très sérieux de la mort et de l'impermanence (note 25), un enseignement bouddhiste de base. Mais Liu ne fut pas dégoûtée: mourir en laissant un parfum signifie que ce retraitant avait obtenu quelque réalisation élevée. L'endroit ne s'appelait pas Eusel Drouptob Ling pour rien. Elle avait de la chance.

«Tout est comme il faut? Vous n'avez besoin de rien de spécial? Au cas où, laissez un message ici, sur ce petit tableau. Nous venons de toute façon au moins une fois par semaine, pour vérifier la nourriture et le gaz. Mais je ne vous parlerai pas. Avez-vous besoin d'un service spécial dans le temple? Bon, juste la pouja du feu à la fin. Au revoir, et bon succès à votre retraite!»

Il sortit. Liu l'entendit fourrager derrière la loge. Puis il réapparut, traînant un lourd sac blanc.

«Besoin d'un coup de main?

- Volontiers. Je ne suis plus si jeune. La force physique est impermanente.»

Ils placèrent le sac sur un des deux ânes aux lunettes de soleil. Liu nota à nouveau le parfum sur le sac.

«Qu'est-ce que c'était?

- Le corps» répondit très naturellement le moine.

Elle était vraiment en retraite!

 

La première semaine, Liu fut incapable d'établir une vraie concentration. Son esprit errait de l'astronomie à l'informatique, en passant par son mari et sa famille, et ainsi tout le temps. Puis ses pensées commencèrent à errer sur des histoires de Dharma (note). Habituellement dans les retraites tantriques le pratiquant médite toute la journée assis en lotus, et dort également toute la nuit dans la même position. Pour cette raison il n'y avait pas de lit dans la loge, mais une boîte fixée au mur, où elle pouvait s'asseoir sans tomber par derrière ou sur le côté pendant son sommeil. Ceci pose un sacré problème de fesses, et peut être très douloureux pour qui n'est pas habitué. Aussi Liu s'était exercée progressivement, construisant sa propre boîte à la tête du lit de couple, et dormant là de plus en plus longtemps. Steve, pour ne pas perdre le contact avec elle, avait pris l'habitude de placer sa tête à ses pieds, comme si il était un lion gardant quelque déesse. Mais il avait aussi essayé de dormir comme cela, et il parlait de révolutionner les conditions de retraite en inventant la boîte pour couples.

Liu passa encore quelques jours avec des pensées de ce genre, et commença à s'inquiéter de gaspiller toute sa retraite par incapacité à se concentrer. Mais soudain elle commença à trouver ces rêvasseries ennuyeuses. Ainsi elle put obtenir la concentration appropriée sans avoir à se battre pour cela. Après deux mois, elle était capable de rester concentrée la majeure partie du temps, avec une visualisation très claire et de fortes sensations. En fait, la visualisation est juste une rêverie dirigée. Tout le monde peut le faire, et les résultats dépendent uniquement du niveau de concentration que l'on est capable de tenir. Par contre cette concentration nécessite un long entraînement et une forte motivation.

Elle ne méditait pas moins que la déité Kalachakra, le yoga bouddhiste le plus avancé. Le yoga de Kalachakra lui-même est secret, aussi je ne puis le répéter ici, mais je peux dire que fondamentalement, comme dans toutes les pratiques tantriques, il est question de se visualiser comme étant la déité, rien de moins. Se visualiser avec un corps immuablement et merveilleusement beau, dédiant tout notre temps a aider gentiment (ou plus fermement) tous les autres êtres à être heureux, à se dégager du fouillis de défauts et d'illusions psychologiques qui les empêchent d'être heureux. De visualiser le Mandala, un jardin de paradis et palais éternel, dont la structure est un condensé symbolique du fonctionnement de l'univers. De visualiser des énergies circulant le long de canaux dans le corps, et ainsi de suite. Au début, c'est difficile, mais cela devient bientôt très inspirant et très joyeux. Le yoga lui-même peut procurer des sensations très intenses et agréables, et il n'est pas difficile d'obtenir plus que l'orgasme sexuel ordinaire, aussi souvent que nous le voulons, et sans être fatigué après. Ici aussi c'est essentiellement une question de concentration. Liu aimait beaucoup la visualisation détaillée de son corps spirituel, avec les bijoux et les vêtements. Elle préférait quelque chose de simple.

Liu avait d'abord choisi Kalachakra car il est en relation avec la paix dans le monde. Sa famille avait souffert des guerres sur l'écologie dans les années 2020, et ils étaient tous viscéralement contre la guerre et la violence. Ce sentiment instinctif fut la première motivation de Liu pour étudier le Bouddhisme, et aussi pour restaurer cet ancien patrimoine chinois sévèrement endommagé par le fachisme du 20eme siècle. Maintenant le Bouddhisme et le Taoïsme s'épanouissaient à nouveau, sous les conseils d'une nouvelle génération de maîtres et de professeurs de haut niveau.

Liu avait aussi pratiqué les méditations du Lamrim (note), qui ne sont pas secrètes, mais les maîtres bouddhistes expliquent cela mieux que moi. Je dirai juste ici que les méditations du Lamrim comportent beaucoup de pratiques de purification du karma, qui normalement doivent être accomplies avant d'entrer dans les yogas secrets. Une de ces pratiques est la pouja du feu concluant la retraite, et une autre dont nous allons avoir l'occasion de reparler est l'«acceptation du mal», une expression que je place entre guillemets car elle ne signifie absolument pas ce que les mots placés bout à bout semblent vouloir signifier.

Il arrive que des problèmes se présentent en retraite. Les deux premiers mois furent parfaits, et Liu fit d'excellentes pratiques tout en demeurant dans une joie immaculée, une conscience claire comme le cristal et une vitalité qui rendait toute chose agréable. Mais une fois, alors que le jour se mourait dans un brouillard épais et sombre, avec de sinistres hurlements du vent, Liu sentit soudainement une nostalgie poignante, nostalgie de courir librement dans l'herbe sous des arbres verts et luxuriants, parmi des gens qu'elle aimait, nostalgie d'écouter de la musique et de goûter des nourritures variées, nostalgie de sentir le corps de son mari contre son corps, une forte sensation de perdre son temps de vie et de consumer ses jours dans des exercices stériles alors qu'elle pourrait être heureuse avec sa famille et ses amis. L'attaque était rude, et sa maîtrise des arts martiaux bien inutile contre cet ennemi invisible et immatériel. Elle finit par se lever, dans l'intention de boucler son sac et de quitter ce lieu, mais ce geste fit tomber la cloche (note) qu'elle utilisait comme rappel constant de sa conscience. Elle comprit ainsi qu'elle avait été sur le point de se faire avoir. La tristesse se relâcha quelque peu, mais elle passa le reste de la soirée à se battre pour regagner la concentration correcte et la joie intérieure.

Trois jours plus tard c'était encore pire. La tristesse était comme un liquide noir qui s'infiltrait partout, une moisissure qui souillait tout en elle. Le coeur battant, les lèvres tremblante, elle se remémora les anciennes histoires de l'Amnye Machen, un endroit désert autrefois seulement peuplé de bandits et d'ermites. Il y avait un endroit où un petit démon noir avait l'habitude d'apparaître aux ermites, puis d'entrer dans leur système de canaux, et de là les sucer de l'intérieur, les tuant en quelques minutes. Liu eut plusieurs fois l'impression qu'il y avait des choses noires à côté d'elle, mais, tournant soudain la tête pour regarder de face, elle ne voyait rien. Ce démon avait été vaincu par un Yogi possédant une maîtrise spéciale du Toumo, le feu intérieur des Yogis. Liu essaya donc de générer son Toumo, un exercice qu'elle pratiquait d'habitude, mais elle n'était pas si forte: après une heure de combat contre cet ennemi invisible et implacable, elle fut soudain bouleversée par un sentiment de panique, et, cloche ou pas cloche, le sac fut bouclé et elle ouvrit la porte... juste pour se trouver face à un grand et impressionnant Sangyé Tcheugyal qui la regardait avec une incroyable sévérité. Honteuse comme un petit enfant, les joues brûlantes, elle recula jusqu'à sa boîte et se rassit, vajra et cloche en mains.

Puis Tcheugyal vint s'asseoir à côté d'elle, et il la réconforta maternellement pendant deux longues heures. Avec ses explications elle se rendit compte qu'elle n'avait pas vraiment compris ce que signifiait cette expression d'«acceptation» de la souffrance. Elle pensait que le mal doit être combattu, ce qui est exact. Mais la méthode vraiment efficace pour le combattre est plus subtile que de le mitrailler avec de la colère, quand précisément le mal se nourrit de colère et de haine. Fondamentalement sa crainte et sa nostalgie n'étaient rien, une pure illusion, produit de son karma, ou peut-être de seulement quelques neurones mal branchés dans son cerveau. Cette tristesse ne s'alimentait que de sa colère, et ne s'accroissait que autant qu'elle la considérait. La sensation que ces sentiments étaient «vrais» ne venait que de sa très forte saisie à ces aspects, au point que cela pouvait même apparaître à ses yeux, montrant des «choses noires» là où il n'y en avait pas. Combattre ces apparences ne fait que augmenter la saisie, au point de mener facilement à des troubles psychiatriques. Les recevoir simplement sans combattre, sans crainte ni jugement, relâche la saisie, et ainsi libère de l'illusion, et coupe à la base toute sa puissance. C'est ce processus qu'elle devait employer pour gagner la libération de toutes les illusions et du karma. Elle se rendit vraiment compte que les «démons», quoi qu'ils soient en réalité, n'ont absolument aucun pouvoir sur nous, tant que nous ne prêtons aucune attention à eux. Ils ne peuvent être dangereux pour nous que si nous avons des opinions, des désirs ou des émotions à leur sujet. Mais alors ils peuvent vraiment être très dangereux.

Liu se rappela souvent ce jour. C'était si incroyable que Tcheugyal ait pu arriver si juste à point, que Liu se demanda si ça n'avait pas tout simplement été une autre illusion, un rêve, à un moment où elle aurait somnolé. Quand vint l'attaque suivante, Lui utilisa simplement cette pratique très courante du Lamrim. Elle ouvrit son coeur, recevant tout, complètement sans défense, comme si cela ne la concernait pas, pour éviter de saisir la situation. Ce fut comme si un taureau la chargeant l'avait juste traversée, et se trouvait ensuite incapable d'arrêter, s'empêtrant ridiculement les pattes pour essayer de ralentir. Le démon avait perdu son pouvoir sur elle, et il enrageait maintenant en vain. Il lui fallut de l'entraînement pour maîtriser vraiment cela, et quelques autres attaques la surprirent encore. Mais elle en retira un intense sentiment de victoire, de fierté divine, de puissance farouche, qui l'aida beaucoup à accomplir le coeur de sa pratique tantrique.

Il y eut d'autres attaques, et même d'autres sortes, pires encore. Mais cette fois Tcheugyal ne vint pas. Et le sac ne fut plus jamais bouclé. Auparavant, fondamentalement non-violente et douce, Liu était peu disposée à pratiquer les déités courroucés. Maintenant elle le faisait sans problèmes, et elle retirait tous les avantages de l'intense sentiment de confiance en soi et de puissance que cela procure. Ainsi elle pouvait maintenant se maintenir la majeure partie du temps dans une concentration claire et une joie pure, dansant dans l'espace tout en s'appuyant fermement sur les démons qu'elle avait vaincus, et même en suçant leur énergie. Elle ressentait comme une grande victoire sa nouvelle capacité de pratiquer ce yoga de «accepter la souffrance», et se sentait même un désir de trouver des occasions de le pratiquer. Un bon conseil: n'essayez pas de provoquer de telles occasions, car il y en a déjà bien assez.

Même en retraite, de telles occasions ne manquent pas. Comme ces deux semaines de tempête de neige sans aucune visite: un vent de -40°C soufflant à 220 km/h, projetant de dangereux agglomérats de neige dure et même des petites pierres. Elle ne fut pas à cours de nourriture, ni de gaz, mais de toilettes: le seau était plein, et il était impossible de sortir. Ce seau était ingénieusement disposé, dehors, dans un petit sas, accessible à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Mais il était plein, désespérément plein, et elle n'eut d'autre solution que de le vider par la fenêtre. Ceci lui rappela l'histoire d'un moine trop pudique, qui était entré dans un supermarché pour acheter des denrées pour des retraitants, juste pour se rendre compte que la liste comportait des produits d'hygiène féminine. Liu dut pratiquer le yoga d'accepter les situations triviales!

Si il y avait des bas, il y avait également des hauts. Liu considérait sa retraite comme en gros réussie, et les difficultés n'étaient venues que pour être maîtrisées. Ainsi l'effort était fructueux. En plus, elle se sentait maintenant très heureuse. Pas une joie exultante mais éphémère, plutôt une sérénité stable et profonde. Elle s'était montrée capable de surmonter le mal et la souffrance. Elle avait vaincu un de ses «démons» qui, elle s'en rappelait maintenant, l'avait déjà torturée avec de la tristesse sans cause, quand elle était enfant, ou quand elle était adolescente. Elle se rendit compte qu'elle ne s'était investie dans des études difficiles et une vie professionnelle intense que pour échapper à cela. Son mariage avec Steve avait également été efficace pour la distraire, mais fondamentalement le problème était toujours présent, prêt à refaire surface à la première occasion, et il était effectivement ressorti pendant la retraite. Mais elle l'avait maintenant vaincu, et elle pourrait vaincre n'importe quel autre démon, si tant est qu'aucun oserait jamais la défier encore.

C'était le but même d'«accepter la souffrance»: une ruse pour la casser, pour l'écraser, pour la détruire à la racine même, sûrement et totalement, de telle sorte que même aucune cendre, aucune trace au sol n'en reste. Et d'être alors heureux, éternellement heureux. Et heureuse elle était maintenant, même si il pouvait encore y avoir des problèmes à venir.

Elle prenait un grand plaisir à imaginer et visualiser son corps de Vajra, d'en visualiser chaque partie et détail, à ressentir toutes les sensations agréables qu'il pourrait lui donner. Le mandala était également super à se représenter, même si sa visualisation ne correspondait pas exactement à la description traditionnelle. Il avait un jardin, un très beau jardin, bien plus beau que celui qu'elle avait eu dans sa ville d'enfance, Chongqing. Ces visions lui apparaissaient maintenant très clairement, comme baignées de la lumière du soleil, sans aucune ombre ni flou.

Régulièrement Liu se levait, même le nuit, pour éviter le mal aux fesses. Elle avait gardé l'habitude de faire une heure par jour son Chi Gong, dehors autant que possible. Ceci lui permettait, bien qu'elle approchait les cinquante ans, d'être encore belle avec une silhouette mince et de longs cheveux noirs. Ce jour là, il faisait grand soleil, et elle fit même une promenade jusqu'au somment de sa colline, pour apprécier le soleil, les fleurs et la rare chaleur, quand il n'y avait pas de vent. De là elle pouvait découvrir une vue sur les étendues du plateau et de lointaines montagnes enneigées. Au fond il y avait les énormes silhouettes des cinq télescopes optiques OWL de 100 mètres, de la coopération Euro-Tibétaine, parfaitement intégrés dans le paysage, comme si ils étaient d'autres montagnes aux formes étranges. Plus près, il y avait d'autres loges, et des stupas au sommet des collines. Il y avait même des stupas noirs: ça n'aurait pas été très prudent de faire des choses malhonnêtes dans le coin.

La fin de la retraite s'approchait, et il était temps de se préparer à retrouver le monde. Liu ressentit encore le désir de nourritures variées, de verdure luxuriante et de retrouver ses amis, mais cette fois c'était agréable. En tibétain moderne, on disait qu'il était maintenant temps de sortir le train d'atterrissage, une expression très appropriée, mais que vous auriez du mal à trouver dans les textes traditionnels!

Sangyé Tcheugyal apparut encore une fois, pour confirmer son succès. Mais il lui donna également ce conseil: la retraite ne pourrait pas être considérée comme terminé tant qu'elle ne pourrait pas accomplir la pouja du feu. Avant, elle aurait encore l'occasion de pratiquer le yoga de «accepter le mal». Elle se demandait bien à quelle occasion, car elle se sentaient maintenant parfaitement heureuse, du corps et de l'esprit, et le temps était beau et stable. Elle ressentit même un nouveau désir: partager sa réalisation avec le plus de monde possible. Boddhichita!

Elle sortit encore, pour apprécier la douce chaleur du soleil, qui peut aussi être très chaud quand il n'y a aucun vent. Elle entendit distinctement le bruit d'un hélicoptère. Cétait assz bizarre, car la zone était interdite de survol à tous les avions. Seules l'armée et la police pouvaient patrouiller, à haute altitude, avec les caméras infrarouges, pour pister quelques hors-la-loi qui pourraient roder par là. Le Tibet moderne n'avait plus rien à faire de certaines coutumes anciennes telles que des troupes de bandits faisant leur propre loi dans les lieux reculés, et certains avaient du l'apprendre au dépend de leurs vies.

Le bruit d'hélicoptère s'approchait, et il était maintenant près du temple. Peut-être quelqu'un était-il malade ou blessé. Ceci sembla soudain inquiétant: le bruit ne s'arrêtait pas, comme si l'hélicoptère restait en alerte pour quelque chose, et même il s'approcha encore.

Soudain trois hommes apparurent sur le chemin d'accès à la loge de Liu. Ils portaient des casques et des uniformes foncés d'apparence militaire, et ils se déployèrent rapidement tout en s'approchant, des pistolets à la main. Une telle vision était si incroyable et incongrue en ce lieu paisible, comme si une hallucination surgissait soudain, que Liu ne réalisa pas immédiatement le danger. Avec son art martial secret, elle pouvait faire face même à trois combattants entraînés, mais pas au pistolet chargé avec des cartouches anesthésiantes. Elle sentit une piqûre sur son ventre, et elle eut juste le temps de penser que son maître avait raison: c'était vraiment une occasion splendide pour pratiquer le yoga de «accepter le mal».

 

«M. Jason, votre épouse est en bonne santé et nous sommes garants de sa sécurité, aussi longtemps que vous n'essayez pas d'avertir quiconque ni de publier aucune donnée au sujet d'Antliae 12447.»

Le bip d'avertissement n'était même pas terminé que l'officier de la police informatique de Lhassa lança froidement le système de recherche du courrier électronique.

 

 

Dumria

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