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Lokouten

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Chapitre 11
Une étrange expérience

 

 

Steve Jason contemplait le ciel outremer du crépuscule. Bien qu'il ne la vit pas à l'oeil nu, il savait où se trouvait Neptune. La sphère noire suivait une trajectoire très mathématique, et il était facile d'extrapoler qu'elle arriverait juste derrière Neptune. Par contre, ce qui se passerait alors restait un mystère total. Si la sphère ne ralentissait pas, elle traverserait Neptune, ce qui, avec sa vitesse, résulterait probablement en une fantastique explosion capable de réduire tout le système solaire à néant. Ils auraient alors cinq heures pour avertir le monde de sa fin. Si elle s'arrêtait, alors elle pourrait se cacher derrière Neptune, à l'abri du regard des télescopes optiques. Mais bien d'autres possibilités pouvaient être envisagées, selon la nature toujours mystérieuse de la sphère.

Les falaises basses entourant le campus de Palomas, le centre Shédroup Ling de Californie, vibraient de chaleur, encore éclairées d'une lueur rougeâtre. Les peupliers formaient une masse vert sombre, un peu mystérieuse, d'où émanait une sensation de fraîcheur bienfaisante après le soleil torride de la journée. Les bâtiments bas se teintaient de bleu, pendant que s'allumaient des fenêtres dorées.

La réunion qui venait d'avoir lieu n'avait rien apporté de neuf. Faute de nouveaux indices, on ne savait toujours pas ce qu'était la sphère, ni quelles étaient ses intentions, si intentions il y avait. Le modèle de la texture psychique qu'avait proposé Steve s'était affiné: une telle texture pouvait être entretenue par des entités conscientes, et même présenter une organisation complexe sur des durées assez longues. Mais qui étaient ces entités conscientes? L'hypothèse la plus courante était que la sphère était ce qui restait d'une planète manquante, passée dans un univers psychique avec tous ses occupants. Toutefois les suggestions de Sangyé Tcheugyal n'allaient pas dans ce sens; il pensait plutôt à des êtres de grande évolution, mais qui, en positionnant leur monde dans une texture psychique dans l'espace physique, auraient gardé un lien étroit avec l'univers matériel, au lieu de s'en échapper définitivement comme les planètes manquantes. De toutes façons des consciences capables de maintenir stable une texture psychique d'aussi grandes dimensions ne pouvaient pas être des consciences ordinaires, c'étaient des Bouddhas disait Tcheugyal, des consciences christiques proposaient les Eraert. Ces hypothèses étaient sommes toutes optimistes, mais personne n'aurait juré ne pas ressentir quelque angoisse devant ce phénomène inconnu. Surtout depuis que l'on savait que la sphère, aussi grosse que la Terre, allait heurter Neptune avec une rare violence... si elle ne se décidait pas à faire quelque chose d'autre auparavant.

 

Sur un site Internet d'artistes Dumriens apparemment sans aucun rapport avec Shédroup Ling, des générateurs musicaux aléatoires créaient indéfiniment des mélodie nouvelles. Hans Rufbach, fasciné par un thème étrange et un peu nostalgique, en oubliait de surveiller l'écran du décodeur, où petit à petit apparaissait la réponse d'Ekarpan, cachée dans les rapports mélodiques: «Nous allons pouvoir nous parler par l'intermédiaire des machines. Huit sont en état de marche. On vous en garde cinq. Nous faisons la tentative à trois heures trente, heure de Californie. Voici les données de configuration de chacune des huit machines.» Suivaient des tableaux de chiffres et de termes techniques incompréhensibles, mais qui, codés en musique, formaient un thème guilleret et répétitif. Hans s'était une fois amusé à coder une bordée d'injures, et il disait à qui voulait l'entendre que le résultat avait été une musique agressive et discordante.

Restait à contacter Liu Wang. «Ça c'est votre boulot, Steve» avait laconiquement expliqué Tcheugyal. Steve était certes flatté, mais surtout très embarrassé. Depuis son expérience dans l'avion vers San Francisco, il n'avait pas une seule fois tenté de se mettre en harmonie avec Liu, comme la nonne d'Aria Tara le lui avait expliqué.

 

Pour Ulrike Meinster, Niels Dreyermann et Kurt Wegener, l'expérience était routine: il leur suffisait de bien dormir et de s'abstenir de toute discussion pour se préparer. Sangyé Tcheugyal, lui, restait invisible. Pour Mme Eraert, il fallut faire un cours accéléré pour lui expliquer le fonctionnement des machines. Tous iraient dans des caissons d'isolation sensorielle, semblables à ceux de Dumria, enfouis sous la falaise. Officiellement, ces caissons servaient à faire des études sur la paralysie du sommeil. C'était très suffisant comme couverture, car tous les services secrets fuyaient ce genre de sujets depuis que des expériences «d'espionnage par abduction» avaient tourné en un cirque incroyable, ridiculisant tous ceux qui les avaient tentées. Ce n'était pas le domaine des espions!

Ainsi Steve alla se coucher de bonne heure, tentant de se mettre en contact avec Liu. A plusieurs reprises, il sentit sa présence, mais avec peu d'intensité. Il se concentrait alors sur l'expérience prévue, afin d'indiquer à Liu ce qu'elle devait faire. Puis il s'endormit, et se réveilla le lendemain avec la désagréable impression d'avoir tout raté.

L'expérience était l'après-midi (ce serait alors le matin à Vilayah). Steve n'avait rien à faire d'ici là. Son rôle serait de tenter de rester en contact avec Liu, et pour cela il avait demandé à avoir lui aussi un caisson d'isolation sensorielle.

Le repas fut silencieux, sans les partants, qui mangeaient à l'écart un menu scientifiquement préparé pour minimiser la gêne digestive. Seul Jérome Eraert menait grand train une discussion avec Gus Anvil, mais sans rien lui dire de l'expérience en cours.

L'heure s'approchant faisait augmenter la tension. Il n'y avait pas de grand hall d'expérience comme sur Dumria; juste une petite salle de travail avec Rolf et d'autres techniciens qui suivaient aux écouteurs ce qui se passait dans les caissons d'isolation sensorielle. Steve alla dans le sien. Il n'avait guère l'habitude de ce genre de choses, et il fallut l'aider à se déshabiller, enfiler le masque respiratoire et les électrodes de contrôle. Ce tube d'arrivée d'air tantôt aspirait, tantôt refoulait, en synchronisme avec la respiration, pour supprimer tout bruit de bulles ou de clapets. Il délivrait un léger sédatif évitant de voir s'exacerber la sensibilité corporelle, et une petite pilule ralentissait la fonction urinaire pour éviter tout dérangement de ce côté. Les bouchon d'oreilles électroniques procuraient un silence si absolu que toutes les personnes qui en mettaient pour la première fois les retiraient aussitôt en panique, croyant que leur coeur s'était arrêté. Steve entra dans l'eau tiède isotonique qui le porterait en apesanteur. De discrets remous maintiendraient son corps au milieu du bac, afin d'éviter de toucher les parois, une sensation énorme et très surprenante quand on est en isolation depuis longtemps. Même les fils et les tubes qui le reliaient étaient très souples et de même densité que l'eau, afin de faire oublier leur présence. Une complexe régulation ajustait la température du bain, non pas à une valeur constante, mais en s'adaptant à divers paramètres biologiques, afin d'éviter toute sensation subjective de froid ou de chaud.

Le couvercle fut refermé, et Steve ne fut plus qu'une pure conscience complètement isolée de tout l'univers physique. Seul un très doux bip sonore lui donnerait un compte à rebours. Il se concentra sur la pensée de Liu Wang, sa femme, qui était morte quelque jours plus tôt, et qui se trouvait maintenant dans un pur univers psychique, le paradis de Tushita, celui-là même où le Bouddha avait séjourné trois mois, afin d'enseigner à sa mère Maya, morte quelques jours après sa naissance.

 

 

Rolf Gensher et son équipe de techniciens et de médecins suivaient les électroencéphalogrammes des chevaucheurs, sauf Tcheugyal qui avait refusé tout contrôle médical. Le tracé de Steve apparaissait lui aussi sur la console. Mais à part ces courbes fluctuantes, ils ne verraient ni ne sauraient rien avant la fin de l'expérience.

Quand l'heure du contact fut venue, il ne se passa d'abord rien. Puis, plus ou moins rapidement, les tracés des trois Allemands montrèrent des ondes typiques d'expériences de décorporation, tandis que le pouls et le métabolisme ralentissaient beaucoup. Celui de Madame Heraert se décida aussi à se modifier, mais plus en douceur. Rolf avait craint qu'elle ne fut pas réellement capable d'y arriver, mais il ignorait que ce personnage aux manières très bourgeoises et compassées, manifestait en réalité une grande maîtrise d'elle même et une efficacité remarquable dans le monde psychique.

Puis soudain ce fut la surprise: le tracé de Steve Jason plongea lui aussi très fort, au point que le médecin se leva de sa chaise, craignant un arrêt cardiaque! Il montra divers désordres organiques typiques des débutants, mais il ne remonta pas avant la fin prévue de l'expérience. Rolf était passablement intrigué et assez frustré de ne rien savoir de ce qui se passait en réalité, ne voyant que ces tracés irréguliers sans signification apparente. Mais il était très certainement arrivé quelque chose d'imprévu et d'important avec Steve.

Puis les tracés remontèrent petit à petit, à la fin des vingt minutes prévues, sauf celui de Steve, qui ne redevint normal qu'une heure plus tard, à la grande inquiétude du médecin.

 

Un point très important de méthodologie scientifique dans ce genre d'expérience est de procéder en double aveugle. Ce point était déjà connu en médecine, pour éviter de voir les résultats faussés par le fameux effet placebo. Mais en parapsychologie, il devient crucial. En effet il fallait qu'il soit matériellement impossible aux expérienceurs de voir ce qui se passait sur Dumria, afin de bien montrer qu'ils avaient eu une perception extrasensorielle authentique. Cette précaution était assurée dans leur expérience, par l'absence totale de communication entre les deux planètes, d'autant plus qu'il était fort difficile, sinon impossible, de communiquer avec Vilayah sans risquer d'être espionnés. Mais une fois l'expérience terminée, Rolf et ses techniciens allaient interroger chaque chevaucheur séparément, pour savoir ce qu'ils avaient fait avec leurs Lokouten Enfin, une fois leurs déclarations dûment enregistrées, ils les compareraient avec les descriptions des techniciens de Vilayah, afin de savoir si leurs souvenirs étaient bien des perceptions extrasensorielles, et aussi savoir si les chevaucheurs avaient été réellement capables de commander ces extraordinaires machines comme si elles étaient leur propre corps. Mais il fallait a tout prix éviter que les chevaucheurs ne s'influencent mutuellement, ou ne soient influencés par les descriptions de Dumria. Pour cela ils seraient interrogés séparément (le premier aveugle) par des techniciens également ignorants et séparés (le second aveugle). Rolf assisterait par vidéo aux interrogatoires, mais sans pouvoir intervenir. Puis, une fois tous ces témoignages dûment recueillis et enregistrés, ils seraient envoyés sur Dumria, dans le laboratoire de Vilayah, où les techniciens auraient pendant ce temps préparé un rapport sur ce qu'auraient réellement fait les Lokouten, pour l'envoyer sur Terre. Bien sûr l'échange devait être simultané pour éviter toute triche. La comparaison des deux versions permettrait alors de conclure en toute honnêteté au succès ou à l'échec de l'expérience. Enfin tous ces rapports seraient archivés à Vilayah, aucune trace ne devant rester sur Terre.

Un point important de l'expérience était que chevaucher un Lokouten est aussi une expérience personnelle et intime, avec des aspects spirituels, sensoriels, voire sexuels. Mais Rolf, peu porté sur les joies de la nuit, avait tranché dès le début: ses Lokouten n'avaient pas de fonctions sexuelles! Rolf tenait à se démarquer très franchement de la télégodéanique de l'Internet terrien, avec ses fameux «exosquelettes à bites» comme il les appelait avec mépris.

 

Enfin Rolf et ses techniciens purent assister aux interrogatoires des chevaucheurs, qu'il est important de pratiquer immédiatement car certains souvenirs se perdent très vite, comme pour nos rêves encore vivaces au réveil mais dont le souvenir devient introuvable le jour.

Ulrike Meinster avait eu l'expérience la plus courte. Elle n'avait guère bougé, se contentant de quelques pas dans son box. Elle décrivit des panneaux que les techniciens dumriens avaient posé devant elle, et divers petits travaux qu'ils lui avaient donné à exécuter: serrer des boulons, rempoter une fleur, et, pour la première fois, taper un message sur un clavier d'ordinateur. Rolf, qui écoutait, poussa un soupir satisfait: Ulrike montrait presque autant d'habileté que dans son corps de chair, juste dommage que son décrochage soit encore si aléatoire.

 

Niels Dreyermann semblait encore tout guilleret. Le premier geste qu'il avait eu fut de poser sa main sur la poitrine d'une dumrienne (accidentellement, n'en doutons pas) pour s'excuser aussitôt, que ça ne faisait rien vu qu'elle n'avait pas de seins. Il fit un pied de nez à la caméra qui le filmait, à l'intention de Rolf quand il visionnerait la vidéo. Tentant de serrer le boulon, il fit tomber sa clé par terre et s'étala de tout son long en essayant de la ramasser: avec cent vingt kilos de ferraille, ça fait du bruit. Les dumriens craignaient trop pour leur fleur, aussi ils ne tentèrent pas l'expérience du repiquage. Par contre Niels arrivait apparemment à parler très bien en dumrien, même si sur Terre il ne connaissait pas la langue. Les techniciens l'emmenèrent dans un couloir latéral, où il vit passer le robot de Liu Wang... sans sa perruque. Là les techniciens tentèrent le test de laisser Niels dans le noir, mais il se concentra sur le sens du toucher pour garder le contact avec son corps mécanique et retrouver son chemin. Ce fut curieusement en rallumant la lumière que Niels décrocha brusquement de son Lokouten, se retrouvant à flotter au dessus d'un paysage de roches désolées, où des nuages bas se ruaient dans le ciel jaune, tandis que des tornades ocres se précipitaient en hurlant, battant contre de grandes portes noires. Sur le coup il avait plutôt pensé être aux prises avec une vision infernale, mais après comparaison, il s'avéra que c'était le centre de Vilayah, vu de dehors, sous la tempête. Il tenta de reprendre le contact, mais il perdit toute maîtrise et rêva encore quelques minutes avant de réintégrer son corps de chair sur Terre.

 

Kurt Wegener avait eu une expérience plus longue. Il s'était plié aux tests visuels, puis de travail manuel. Il ramenait une très convaincante description de son entourage immédiat, y compris de «tout le bordel» sur la table à côté de lui. Par contre il ne put guère parler, même si il comprenait parfaitement ses interlocuteurs. Lui aussi ils l'emmenèrent se promener dans des galeries, jusqu'à la salle à manger, où il rencontra un groupe d'étudiants très surpris. Il s'exprima par gestes, et tous rirent beaucoup. Il faillit avoir une démonstration d'amitié «de style dumrien» par une étudiante entreprenante, mais il dut s'excuser de ne pas avoir ce qu'il fallait pour lui répondre sur le même ton. Puis ses souvenirs devenaient flous. Le rapport dumrien confirma que l'expérience s'était continuée plus de vingt-cinq minutes, mais Kurt devait s'être endormi dans son caisson et il ne se rappelait plus la fin.

 

Sangyé Tcheugyal expliqua en riant qu'il s'était retrouvé curieusement gauche dans cette situation nouvelle pour lui. Mais il avait assumé très vite, passant avec succès les tests visuels et de travail manuel. Comme les techniciens savaient qu'il avait été champion de tir à l'arc, ils lui firent passer d'autres tests de cet ordre, mais pas de tir car il n'y avait rien sur Dumria qui ressemblât à une arme. Puis il fit son test à lui: offrir une... initiation, aux techniciens éberlués, qui n'en attendaient pas tant! Bien entendu les résultats ne figurent dans aucun rapport, mais Tcheugyal semblait assez satisfait. Du point de vue bouddhiste, c'était correct, car la continuité de conscience du Lama était bien présente, juste le Corps d'Emanation était assez inhabituel. Mais le film du robot officiant comme un prêtre restera sans doute gravé pour longtemps dans les archives de Dumria.

 

Mme Eraert avait employé sa méthode personnelle pour décoller, mais elle avait eu quelques difficultés, du fait de l'environnement très différent de son propre temple. Par contre, une fois sortie, elle avait retrouvé toute sa maîtrise. Elle fit la visualisation qu'on lui avait indiquée pour trouver son Lokouten, et finit par y arriver, avec juste un peu de retard. Elle se rappelait de son expérience avec lyrisme, comme d'un grand moment de spiritualité. Prise d'une forte émotion en contemplant Dumria de ses propres yeux, elle demanda, juste après les tests scientifiques, à être conduite devant une fenêtre. Elle y arriva, et on entrouvrit le volet pour elle. Malheureusement elle ne vit que le ciel ocre de la tempête et les quelques lycopodes-palmiers devant. Mais ce peu semblait l'avoir bouleversée. Bien entendu les Dumriens n'avaient pas prévenu les Terriens qu'une tempête était en cours, mais sa description était assez précise. Elle aussi visita plusieurs couloirs de Vilayah, mais ses rencontres semblaient obéir à une autre programmation que celle de Kurt. Elle décrocha un peu après les autres et réintégra son corps.

Juste avant de revenir, Mme Eraert eut un bref contact avec son propre guide spirituel. Les expériences de rencontre d'entités spirituelles n'intéressent pas tant les parapsychologues, car elles sont généralement tenues pour invérifiables. Mais le discours du «guide christique» contenait tout de même cette prédiction: la sphère noire était un palais pour des «anges» et des «hiérarchies». Elle ne venait pas pour eux, mais pour qu'ils aident à «éliminer la génétique» chez «Arkata». On se doute que ce genre de discours n'éveille généralement pas un intérêt délirant chez les parapsychologues, mais il fut toutefois soigneusement noté... jusqu'à ce que la suite en justifie pleinement la valeur! Non, les rencontres d'entités spirituelles ne sont pas toujours intestables!

 

Enfin Steve émergea, et Rolf l'écouta avec attention.

Bien entendu Steve n'avait pas beaucoup de pouvoirs spirituels; pour être précis il n'était même jamais sorti de son corps. Aussi personne ne s'attendait à ce qu'il ait quoi que ce soit à dire. Tout le monde pensait qu'il aurait juste passé tout le test à macérer dans son caisson en tentant de se concentrer sur Liu Wang pour l'attirer vers son Lokouten

C'est effectivement ce qui s'était passé, du moins pendant les cinq premières minutes. Il avait été tout de même efficace, et Liu avait réellement capté sa pensée. Mais Liu, dans le merveilleux jardin de Tushita, avait eu une difficulté imprévue: elle n'était pas arrivée à en décrocher, bien que ce fut un univers psychique! Cela fit bien rire Sangyé Tcheugyal, après coup, et le Lama expliqua des points peu connus de métaphysique bouddhiste. Dans les conceptions tantriques, le mort quitte son corps pour flotter dans le Bardo (ce qui est décrit dans le fameux Bardo Thödol). Le Bardo n'est en fait pas un lieu, même pas un univers; c'est l'état de la conscience nue, reliée à aucun corps, à aucun organe des sens. Cet état est une sorte de rêve, ou de cauchemar pour les méchants. Mais, pour la conscience qui a l'habitude de vivre dans un corps, le Bardo est très instable, et l'attachement avec un nouveau corps peut se faire très rapidement. Ainsi le Bardo est un fantastique aiguillage, où toutes les destinations sont possibles, des plus paradisiaques aux plus terrifiantes. La conscience désincarnée y reste rarement plus de quelques heures. Parfois, lors des NDE, les gens ramènent le souvenir des rêves et des symboles du Bardo.

Toujours d'après la métaphysique bouddhiste traditionnelle, les consciences qui n'ont pas encore maîtrisé leur karma peuvent se réincarner dans six types de mondes, les mondes infernaux, les mondes des esprits frustrés, ceux des animaux, les mondes humains, les mondes des Titans ou esprits jaloux, et enfin celui des Dieux, apparemment paradisiaque mais en fait trompeur. Certains de ces mondes semblent des mondes psychiques, projection des désirs ou des cauchemars de ceux qui y habitent. D'autres sont clairement des mondes physiques tels que la Terre. Cette différence peut sembler fondamentale aux yeux d'un matérialiste, mais, en fait, aux yeux du Bouddhisme, elle n'a aucune importance, et les deux cas, physique ou psychique, sont des incarnations aux même titre l'un que l'autre.

Et, effectivement, Liu Wang, encore trop faible pour se diriger elle-même dans le Bardo, avait été projetée de force dans le paradis psychique de Tushita, par la puissance de la prière des Lamas du centre de soins palliatifs Aria Tara. Ainsi Liu Wang était tout autant incarnée à Tushita que Steve l'était sur Terre, à cette différence près que Tushita n'est pas un univers matériel, mais un univers psychique, créé par des esprits très puissants et évolués pour assurer un bonheur parfait et éternel aux êtres qui viendraient s'y réfugier. Et elle était aussi prisonnière de Tushita que Steve de la Terre, car il est aussi difficile de déconnecter notre conscience d'un univers psychique, et même encore bien plus quand c'est un monde aussi fascinant et merveilleux que Tushita, arc-en-ciel d'arbres multicolores où cascades et oiseaux chantent toutes les mélodies du bonheur, où même les pierres semblent faites de poésie et de doux sentiments.

Alors les efforts conjugués de Steve et Liu avaient eu un résultat curieux et fort inattendu. Ce fut Steve qui décrocha brusquement, et qui se retrouva soudain debout sous un petit portique, dans une grande salle orangée brillamment éclairée, où des techniciens aux robes bariolées et aux crânes écailleux le regardaient, soulagés de le voir enfin bouger.

Extrêmement surpris, il mit un moment à comprendre la situation. Heureusement il avait face à lui Ekarpan en personne, et le dumrien «descendant de barbares», avec sa large carrure et ses «cheveux» noirs, émanait un charisme puissant très adapté à guider une conscience terrienne. De plus Ekarpan savait qu'il avait affaire à un novice, et il le guidait par des paroles brèves et précises. Simplement il croyait que Steve était Liu Wang.

C'était vraiment comme si Steve s'était trouvé dans la pièce, sur Dumria. Il ne voyait pas les pixels de l'oeil vidéo, ni même les limites carrées de son champ de vision, mais une vraie image à l'oeil nu. Il sentait vraiment son corps de métal comme un corps de chair, il bougeait ses mains de plastique rosé. Il sentait ses articulations mécaniques un peu raides, mais qui fonctionnaient bien. Sa surprise devait être visible même sur son visage de plastique, et les techniciens dumriens riaient, de ce rire si gentil et désarmant dont ils ont le secret, eux chez qui toute moquerie est strictement inconnue.

Steve entreprit de marcher. Il fit tomber des choses de la table, faillit arracher le câble de télémesure, puis il y arriva fort bien, en allant doucement. Mais, comme Ekarpan s'obstinait à l'appeler Liu, il finit par montrer sa poitrine et essaya de dire son nom. Après quelques bafouillages, il finit par le prononcer, et ce fut au tour d'Ekarpan de prendre une mine infiniment surprise: comment Steve avait-il pu arriver ici à la place de Liu?

Ce fut à ce moment que Niels s'étala de tout son long, dans un grand bruit de ferraille et les rires des techniciens. Steve sursauta correctement, et tourna sa tête dans la bonne direction. Ekarpan lui montra son visage dans un miroir: il avait bien la tête de Liu, et une grande perruque noire! Les Dumriens éclatèrent de rire, et lui du aussi faire quelque chose d'approchant avec son corps de métal. Ils le débarrassèrent tout de même de sa perruque inutile, qui tenait sur son crâne avec des boutons pression.

Steve passa les tests visuels, plus ceux d'habileté manuelle. On se doute qu'il n'eut pas de résultats fantastiques, mais ils étaient étonnants pour un débutant complet. Puis, comme il avait l'air de marcher et de converser à l'aise, aussi bien dans la langue dumrienne de Draminyan que dans celle de l'Orassan, les techniciens l'emmenèrent faire un tour dans les locaux. Il croisa Niels dans le couloir, et se retrouva dans la coquette salle de réunion. Un bruit curieux l'attira, comme un chuintement hargneux, venant d'un des murs. Un technicien expliqua que ce n'était pas un mur, mais un volet, derrière lequel faisait rage le vent de sable du Thoradra. Même avec le lourd volet d'acier et les vitres étanches, une fine farine ocre arrivait quand même à s'insinuer dans la pièce. Steve visita d'autres pièces, et il eut fort envie de goûter à ces curieux fruits. Mais ce n'était pas possible avec ce Lokouten !

Il reconnu Enken et Elaminaroa. Enken posa sa main sur son épaule, et Steve en sentit le poids. La petite Elaminaroa avait un incroyable sourire extrêmement troublant, et elle était très féminine, malgré sa complète absence de seins ou de cheveux. Steve sentit le désir s'élever en lui, et il en voulut presque à Rolf de ne pas avoir équipé le Lokouten de ce qu'il fallait pour. Steve ressentit vivement qu'il aurait pu faire l'amour à Elaminaroa sur place, même présent Enken, sans que ce dernier se départit de son incroyable bienveillance. Merveilleuse Dumria!

Steve expliqua aux techniciens qu'il était abasourdi: il voyait Dumria, il les entendait parler, il comprenait leur langue mélodieuse sans jamais l'avoir apprise, il pouvait toucher ses amis, alors que son corps de chair se trouvait à des milliers d'années lumière de là! Il vivait sur Dumria! Il avait l'habitude de voir les Dumriens sur des écrans, de les entendre avec des haut-parleurs, de les comprendre avec le sous-titrage automatique, mais là, tout se passait comme si il avait réellement voyagé jusque sur Dumria! Steve devait longtemps se rappeler ces moments mémorables passés avec ses amis aux merveilleuses robes colorées, au sourire amical, aux grands yeux francs, aux gestes dansants et agréables. Il voyait leurs visages enthousiastes se tourner vers lui quand il arrivait. C'était tellement fort, tellement réaliste, exactement comme s'il était présent dans la pièce avec son corps de chair, qu'il souhaita un instant que quelque catastrophe détruise ce corps de chair à Palomas, pour qu'il puisse demeurer indéfiniment sur Dumria.

Puis la vision de Steve se brouilla, comme quand une syncope se prépare. Il entendait une belle musique, et il demanda à Ekarpan ce que c'était. Mais Ekarpan n'entendait rien. Steve eut le sentiment de basculer (Ekarpan confirma dans son rapport qu'il s'était étalé de tout son long, et qu'il avait fallu rapporter le robot inerte au labo.) La vision de Dumria disparut tout à fait.

Mais une autre prit sa place, encore bien plus belle.

 

Tushita.

 

C'était comme dans le rêve qu'il avait fait à Aria Tara, la nuit de la mort de Liu.

Mais avec une intensité bouleversante, bien plus vrai que le monde physique.

 

Un paysage de montagnes en pain de sucre, vert céladon, vert doré pastel.

Des arbres de différentes couleurs, du vert merveilleusement vivifiant au mordoré chaleureux, sur fond de ciel turquoise.

Une prairie de mousse, fine comme du velours, d'un vert profond et envoûtant.

Des fleurs de formes incroyables, regroupées par parterres de différentes couleurs.

Et, au milieu, Liu, qui lui souriait, infiniment belle dans une longue robe mauve vaporeuse, où volaient ses mèches noir de jais aux reflets outremer.

 

La vision ne dura que quelques secondes, mais, au delà même de sa beauté, il en émanait une vibration incroyablement intense, chaude, vivante, à la fois violemment sensuelle et purement spirituelle. Délice et bonheur emplissaient déjà le corps et le cœur de Steve, alors qu'il ne faisait que s'approcher de sa compagne!

 

Et la musique... une mélodie indistincte, perdue dans des échos de flûte et de harpes... Quand Steve se la remémora après, elle lui sembla belle et triste comme un amour perdu, mais, dans l'aura de Tushita, elle lui avait apparu positivement émouvante et sereinement joyeuse, comme si tous les espoirs du monde étaient accomplis.

La vision de Dumria lui avait déjà paru belle et réaliste; mais en fait celle de Tushita l'éclipsait de fort loin, tant en intensité, qu'en beauté ou en pureté. Même la belle Dumria paraissait fade en comparaison du paradis psychique le plus proche. Steve soupçonna longtemps les Gardiens Cosmiques d'avoir organisé cette rencontre, dont le sens lui apparut bientôt évident: Il ne servait à rien d'aménager des corps plus avancés dans le monde matériel, quand des possibilités bien plus intéressantes s'offraient dans les mondes psychiques. Même les corps parfaits issus de la science dumrienne ne pouvaient donner de sensations plus intenses que les corps humains ordinaires; même les corps électroniques de Rolf ne pouvaient défier la mort indéfiniment. De toute façon ni l'un ni l'autre n'avaient véritablement le pouvoir d'effectuer ce travail de purification des défauts psychologiques qui seul peut donner accès à un véritable bonheur stable et sans tache.

 

 

Steve tenta maladroitement de s'accrocher à cette merveilleuse vision, mais l'attachement est de loin le plus acharné ennemi du bonheur: aussitôt il se sentit glisser et il se retrouva dans le noir, en train de faire des bulles dans son caisson d'isolation sensorielle.

Steve ne parla à personne de la vibration du bonheur de Tushita, mais elle devait le servir de guide dans sa méditation jusqu'à la fin de sa vie.

 

 

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