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Lokouten

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Chapitre 10
Anahata

 

 

Plus tard dans la nuit, on pu voir Rolf Gensher, Hans Rufbach et Ulrike Meinster bidouiller en secret dans le centre de contrôle du faisceau de communication interstellaire vers Dumria L'émetteur et le récepteur étaient, pour des raisons de sécurité, dans un souterrain peu fréquenté, dans la falaise où s'adossaient les bâtiments administratifs de Palomas. Rolf, et même avant lui Hervé Elzécher, s'était arrangé pour que l'on puisse facilement déconnecter le gros toron de fibres optiques qui réunissaient le faisceau au réseau mondial de l'Internet. Ainsi ils pouvaient communiquer en clair avec leurs amis de Dumria tout en étant sûr que leurs messages ne seraient pas interceptés par quelque mouchard informatique. Même ainsi, ce n'était pas facile, car Shédroup Ling n'était que copropriétaire du faisceau. Toute déconnection prolongée serait immédiatement remarquée, entraînant une enquête et bien des complications. Aussi ils procédaient en cachette, selon un rituel minutieusement chronométré.

«Frei!» signala Hans, qui surveillait les débits de communication. «Auf!» fit Rolf, et immédiatement Ulrike tira la prise, gênée par le lourd câble. «Auf!» confirma t-elle. Immédiatement, Rolf connecta son ordinateur de poche à la console, et lança ses messages, tout en se mettant à l'écoute d'éventuels courriels de Dumria En moins de trois secondes, ce fut fait. «Zu!» Fit-il, déconnectant vivement son ordinateur, et Ulrike reconnecta la prise, aidée de Hans. «Ya, standard werk, alles gut!» conclut Rolf, et immédiatement ils se dispersèrent, chacun par une direction différente.

 

 

Sur Dumria, il faisait encore nuit sur le grand palais de granite mauve du centre Shédroup Ling d'Antus. Mais c'était un message prioritaire, aussi une musiquette réveilla t-elle Enken et Elaminaroa. Avant même de s'habiller, ils lurent le compte-rendu complet de la réunion. En conclusion, Rolf leur demandait de se rendre eux-mêmes avant le lendemain midi au centre Shédroup Ling de Vilayah, là où les robots étaient testés en secret.

«Pfiuh, c'est à plus de cinq mille bornes (note 34).

-On a juste le temps de prévenir les copains et de prendre le métro.

-Bon. Mais on va peut-être enfin savoir pourquoi Rolf fait construire ses prototypes chez nous.»

Une demi-heure plus tard, Enken et Elaminaroa traversaient le hall d'entrée du grand bâtiment de Shédroup Ling, où plusieurs vélos attendaient. Ils en prirent chacun un et descendirent le chemin en roue libre, vers le fond de la vallée. Il y avait aussi un tunnel humide menant des caves de Shédroup Ling à la station de métro, mais ils préférèrent le vélo car le temps était doux et l'air de la nuit parfumé des millions de fleurs alentour.

Je vous suggère d'écouter comme musique pour ce passage dans le Planétrans dumrien: Jean Michel Jarre, Equinoxe, part 4

Cinq minutes et deux kilomètres plus tard, ils pénétraient dans la station de métro centrale d'Antus, laissant là leurs vélos à la disposition des prochains voyageurs. Le quai était un grand hall souterrain allongé qui ne ressemblait guère à une station de métro terrienne. Pas de publicité agressive, aucune barrière ni guichet, pas de voix féminines sophistiquées, mais une douce musique, des parterres de fleurs et une voûte peinte comme un paysage de rêve avec un ciel en trompe l'oeil. Il y avait encore quelques voyageurs, malgré l'heure tardive. Le long des murs s'alignaient des portes de sas ovales, flanquées d'écrans. A l'approche de l'ordinateur qu'Enken avait dans sa poche, ces écrans réagissaient en affichant une flèche, la direction à suivre, jusqu'à la bonne porte. Leur navette personnelle, qu'ils avaient déjà appelée depuis leur chambre, était arrivée automatiquement, de son parking souterrain quelque part sous la montagne, et elle les attendait, le sas grand ouvert.

Le métro de Dumria, malgré son nom, ne ressemblait pas du tout aux métros urbains terriens auxquels le 20eme siècle nous a habitué. C'était en fait un immense réseau planétaire, où des véhicules individuels se déplaçaient à très grande vitesse, en lévitation magnétique sur des voies en matériau supraconducteur, dans des tubes rectilignes où régnait un vide poussé. Certains le comparaient à une sorte d'Internet du voyage. En effet, tout comme l'Internet abolissait la notion de lieu pour l'information, le métro dumrien abolissait carrément la notion de lieu physique, et même de lieu d'habitation, en mettant n'importe quelle destination à quelques heures de voyage seulement.

Quand, il y a plus de quatre mille ans, les Dumriens avaient découvert les machines à vapeur, ils avaient construit un réseau de chemin de fer qui ressemblait énormément à celui de la Terre. Mais, comme ces grands flemmards n'étaient jamais arrivés à s'astreindre à conduire des trains avec des horaires réguliers, ils prirent plutôt l'habitude de faire des sortes d'autorails à vapeur, qui roulaient quand il y avait quelqu'un pour bien vouloir les conduire. Heureusement, des voyages au rythme aussi aléatoire ne dérangeait pas vraiment ces gens nonchalants, toujours assurés de toute façon de trouver où qu'ils aillent un couvert et un lit (et même un lit déjà habité, selon la coutume de Dumria). Ceux qui étaient pressés apprirent à conduire les trains eux-mêmes, plutôt que de protester. A cette époque plus de vingt pour cent des Dumriens savaient faire fonctionner une locomotive à vapeur! Eh oui, ces gens sont ainsi.

Afin de ne pas déranger le silence de la nature, ils étudièrent soigneusement les causes du bruit des trains, disposant les traverses à des intervalles irréguliers soigneusement calculés, afin d'éviter les résonances dans les rails (le bruit de roulement). Les roues étaient coniques avec des ailettes rayonnantes, afin de ne pas sonner à la manière de cymbales. Ils harmonisaient même le son du double échappement de vapeur de leurs locomotives, en tierce, parfois en tierce mineure ou en quinte! Mais surtout, afin de ne pas spolier l'harmonie de leurs magnifiques paysages, ils construisirent la plus grande partie de leur réseau en souterrain, dans des tunnels, malgré l'énorme surcroît de travail que cela impliquait. Quand apparurent l'électricité et les moteurs à explosion, ils conservèrent ce système, mais ils fabriquèrent de puissants tunneliers pour creuser encore davantage de galeries, pour des voies rapides et les trajets à longue distance. Les premiers tunneliers utilisaient des disques abraseurs en acier, puis en carbure de tungstène, mais ce matériau rare fut remplacé par de puissants jets d'eau supersoniques capables de broyer les roches les plus dures, à un rythme très supérieur, et sans jamais s'user. Ces tunneliers avaient chacun un nom et une histoire, comme s'il s'agissait de terribles dragons ou d'autres animaux mythiques: les Perceurs de Montagnes, capables de se frayer leur chemin au sein des couches géologiques les plus épaisses, dans le hurlement suraigu des pompes hydrauliques géantes auquel répondait le terrifiant tonnerre des roches fracassées. En arrière, une véritable usine miniaturisée se chargeait de la pose des étais, et aussi de voies provisoires où tournait en permanence une hallucinante noria de wagons chargés d'évacuer les déblais. Certaines de ces machines existent encore aujourd'hui, bien que leur structure même ait été plusieurs fois refondue. Mais les plaques nominatives et quelques accessoires identitaires avaient été conservés.

Quand les Dumriens découvrirent les télescopes quantiques, ils purent examiner les capsules temporelles laissées par les planètes manquantes, et rapatrier les méthodes de fabrication des supraconducteur et des dispositifs électromécaniques qui les utilisaient. Une des premières applications fut pour des trains intercontinentaux à lévitation magnétique, ce qui a été appelé sur Terre le Planétrans: le Traverseur de Planète. Puis, de proche en proche, ils transformèrent aussi les voies de chemin de fer régionales. Ainsi est né le métro de Dumria, un fantastique réseau de toboggans ultrarapides connectant les continents opposés plus vite que l'avion, ou se faufilant dans les coins de campagne les plus reculés comme les petits trains terriens des années 1930, rendant routes et voitures presque inutiles. Et, deux mille cinq cent ans plus tard, ce réseau était encore en cours d'extension, dans des vallées reculées de montagne, ou vers les lointaines contrées des hautes latitudes, là où de plus en plus de Dumriens allaient vivre, malgré les incroyables écarts de température et les effroyables tempêtes. Avec ce fantastique métro mettant le printemps à quelques heures de l'hiver, sans plus de travail qu'un métro urbain, beaucoup de Dumriens n'hésitaient plus à vivre ou travailler simultanément en des régions éloignées de leur planète.

Les chemins de fer n'avaient toutefois pas complètement disparus; il en existait encore, généralement des voies étroites, souvent seulement cinquante centimètres, qu'il avait été impossible de convertir en métro. C'est ainsi que sur Dumria la moderne, on voyait encore parfois cheminer des tacots soufflants, tortillards de montagne peints de couleurs vives, qui faisaient toujours partie du jeu d'une vallée ou d'un recoin de forêt. Ces trains jouets ne brûlaient plus de charbon fossile, par souci d'écologie, mais du bois, ou du coke obtenu par thermochimie.

 

A la base, une voie du métro Dumrien était une glissière lisse, à fond plat d'environ deux mètres cinquante de large, avec deux rebords inclinés de trente centimètres de haut, le tout en matériau supraconducteur, une complexe structure organométallique réalisée par nanotechnologie. Les véhicules avaient tous une «semelle» de forme complémentaire, également en matériau supraconducteur, avec des fentes sur toute la longueur, d'où sortait le champ magnétique sustentateur. Ce champ n'était en fait pas très puissant, mais, réparti sur toute la surface, il arrivait parfaitement à soutenir les plus lourdes charges à cinq centimètres au dessus de la glissière.

Cette voie était incluse dans un tube d'environ trois mètres de diamètre, dans lequel il était fait le vide d'air, un vide plus ou moins poussé selon la vitesse possible sur la voie. Ce vide permettait aux véhicules de se déplacer pratiquement sans pertes d'énergie, et l'ensemble du métro planétaire consommait à peine quelques gigawatts, fournis par des centrales hydroélectriques et des champs d'éoliennes.

Les véhicules eux-mêmes étaient en gros de trois types. A l'origine, par souci d'écologie, les ingénieurs dumriens conçurent des navettes collectives, avec des rangées de sièges comme dans un autobus, où plusieurs personnes pouvaient prendre place ensemble pour une destination donnée. Pendant ce temps, de lourdes navettes automatiques transportaient inlassablement des containers de marchandise, en un carrousel invisible mais continuel. Mais, une fois leur métro installé, les Dumriens trouvèrent vite commode d'avoir aussi des navettes individuelles. Cela peut paraître étonnant de la part d'un peuple au sens collectif aussi poussé, mais en fait, vu la très faible consommation d'énergie du système, cela n'était pas vraiment gênant. Ainsi, partant du châssis standard des navettes collectives, ils installèrent dedans de véritables petits logements, permettant à leurs occupants de travailler, de manger ou de dormir pendant les longs voyages. En deux mille ans, même les moins bricoleurs avaient eu largement le temps de s'aménager leur véhicule selon leur goût, qu'ils laissaient à la station et retrouvaient en repartant. Certains Dumriens n'avaient même pas de domicile fixe, vivant en permanence dans leurs maisons mobiles, avec logement, bureau, etc. Les collectivités et les usines possédaient aussi un grand nombre de navettes automatiques, et les millions de tonnes de l'énorme trafic marchandise s'écoulaient par le métro, dans le plus total silence et sans aucune intervention humaine.

La propulsion de tous ces engins était assurée par un moteur électrique linéaire, intégré dans la glissière. Pour les techniciens, on dira qu'il s'agissait d'un moteur linéaire asynchrone triphasé, fonctionnant à des fréquences différentes selon la vitesse autorisée sur la voie, mais qui pouvaient atteindre dix kilohertz sur les sections ultrarapides. Ces fréquences s'étageaient selon une gamme musicale, afin que les bruits résiduels restent harmonieux. Ainsi l'accélération produisait une sorte de mélodie! La voie formait le stator et la semelle des véhicules le «rotor» en cage d'écureuil. Le matériau supraconducteur donnait un rendement quasi-parfait à cette construction simpliste.

Pour les non-techniciens, disons que, au milieu et au fond de la glissière, des fentes perpendiculaires au sens de la marche, comme les barreaux d'une échelle, émettaient en permanence un champ magnétique alternatif, dont la puissance provenait des centrales hydroélectriques. Sous les véhicules, en vis à vis, des fentes identiques réagissaient par un champ magnétique induit. De l'interaction de ces deux champs naissait l'effort de traction, sans qu'il soit besoin de frotteurs ni de caténaires pour faire arriver l'électricité dans les véhicules. Mais, à bord, le champ induit pouvait être modulé, grâce à des magnétors, des plaques qui peuvent à volonté devenir supraconductrices ou non, afin de défléchir les champs magnétiques. Ainsi les magnétors, contrôlés électroniquement, pouvaient-ils contrôler l'accélération du véhicule, et même, en inversant la phase du champ, freiner ce véhicule en récupérant son énergie dans la voie. Ainsi les énormes puissances nécessaires pour accélérer une navette de plusieurs tonnes à des milliers de kilomètres à l'heure étaient en permanence compensées par le freinage des autres, et l'énergie totale consommée ne servait qu'à vaincre les frottements de l'air résiduel ou les pertes très minimes dans les magnétors.

La conduite de véhicules aussi sophistiqués ne pouvait être que entièrement automatique, et leurs passagers n'avaient qu'à indiquer leur destination sur une petite console. Ils pouvaient même appeler leur véhicule personnel à distance, grâce à leur ordinateur de poche, et il arrivait automatiquement. Même les trajets intermédiaires pouvaient varier selon l'encombrement des voies, un peu comme sur Internet.

Le problème des aiguillages avait d'abord paru insoluble. On avait pensé en premier à un système d'aimants dans le véhicule, mais cela demandait trop de puissance, ou le rendait instable. En plus, il fallait supprimer l'effort de traction à la traversée des aiguillages, ce qui produisait des chocs désagréables pour les passagers. On pensa ensuite à de puissants champs magnétiques sur la voie, pour renvoyer le véhicule dans la bonne direction; mais comment contrôler des dizaines de véhicules se succédant à chaque seconde? Il fallait des organes de commande de forte puissance, peu fiables à long terme. Finalement une solution très simple fut adoptée, ne nécessitant aucun champ magnétique supplémentaire: Les aiguillages étaient toujours dans une courbe, là où la voie est en dévers (inclinée sur le côté pour compenser la force centrifuge). Il suffisait alors d'une petite variation de vitesse pour envoyer le véhicule sur la voie la plus haute ou sur la plus basse. Ainsi le véhicule gérait-il lui-même son trajet sans nécessiter aucun appareillage ni aucune puissance supplémentaire.

Les vitesses atteintes sur les voies rapides dépassaient souvent le kilomètre à la seconde (Près de quatre mille kilomètres par heure, l'équivalent d'un avion à Mach 3) et certains trajets bien rectilignes approchaient les deux kilomètres à la seconde. Sur les dessertes locales, les tunnels des anciennes voies de chemin de fer reconverties, les vitesses étaient bien plus limitées, mais tout de même supérieures à celles des trains rapides qui y circulaient autrefois. Pour les courtes distances, les voies suivaient une courbe en U, descendant au départ puis remontant à l'arrivée: la descente suffisait pour atteindre la vitesse souhaitée sans aucun apport supplémentaire d'énergie!

Ainsi les trajets de station à station voisine s'effectuaient au plus en quelques minutes, et un trajet aux antipodes, dans des conditions que l'on appellerait de centre ville à centre ville sur Terre, prenaient rarement plus de dix heures, contre vingt en avion, dans des conditions de confort très supérieures, en consommant infiniment moins d'énergie, et sans aucune nuisance sonore ou écologique. Ainsi on ne s'étonnera pas que les Dumriens n'aient jamais développé de transport aérien, réservant les rares avions aux études scientifiques ou au jeu.

Le vide d'air n'était pas la chose la plus simple à préserver, et une partie notable de la puissance consommée servait à faire tourner en permanence d'énormes turbopompes centrifuges dont le rotor entourait carrément le tube du métro. Ainsi la pression la plus basse était garantie dans les tubes les plus rapides. Mais les principales fuites étaient bien sûr au niveau des accès, dans les stations ou dans les usines. Sur les premières lignes construites, des sas multiples permettaient aux véhicules de passer des zones sous air aux zones sous vide. Mais il fallait près de vingt minutes de pompage et de manoeuvres de portes, pour un résultat toujours limité. Là encore une solution efficace et rapide fut trouvée: le quai, sous air, et les véhicules, sous vide, étaient séparés par un mur; le passage de l'un à l'autre se faisait par des portes en vis à vis, une dans le mur et une dans le véhicule. Ainsi le volume d'air à pomper était réduit à un espace de quelques dizaines de litres entre les deux portes. Pour accoster au quai, les véhicules se posaient sur de petites roues orientables, qui leur permettaient de manoeuvrer dans toutes les directions et de se croiser à plusieurs sur des esplanades souterraines. Puis, en quittant la station, ils passaient dans... un siphon. Un siphon en pente douce, rempli d'une huile siliconée, capable de séparer efficacement le vide grossier de la station du vide plus poussé de la pleine voie, et qu'un véhicule pouvait traverser en quelques secondes, avant de commencer normalement son accélération. Plus loin, en abordant les voies à grande vitesse, les véhicules franchissaient sans même ralentir des portes magnétohydrodynamiques (note 35) refoulant l'air résiduel vers les voies de desserte locale et garantissant sur les grandes lignes un vide maximum.

Pour éviter que les poussières ou les résidus d'huile ne s'insinuent dans les fentes du moteur linéaire, et ne finissent par endommager les parois supraconductrices ou les délicats magnétors, l'ensemble des surfaces des glissières était couvert de... faïence, une idée d'un cuisinier! Cette céramique était vernie, mais pas teintée, donnant l'impression que les voies étaient en carreaux de brique, comme dans les fermes d'autrefois!

Enfin des dispositifs de sécurité veillaient en permanence sur cette gigantesque installation. Les risques principaux étaient qu'un véhicule choisisse mal sa voie dans un aiguillage, ou que deux véhicules s'engagent simultanément à la jonction de deux voies. A quatre mille kilomètres heure, ce serait une gigantesque explosion, qui engloutirait aussi les centaines d'autres véhicules arrivant derrière à quelques fractions de secondes d'intervalle. Pour y pallier, des freins mécaniques et des aimants gardaient les aiguillages, et des automates surveillaient la vitesse des véhicules, prêts à couper le courant sur la voie pour dévier un véhicule déréglé vers l'arrêt le plus proche. Les véhicules étaient même équipés d'un petit... moteur fusée de secours, à air comprimé, chargé de le plaquer du côté droit dans tous les aiguillages, le côté où se trouvait toujours la plus proche sortie. Un autre risque majeur était la dépressurisation du tube: arriver à quatre mille kilomètres par heure sur une bouffée d'air, ça fait très mal. Un accident pouvait même provoquer l'implosion du tube, capable de se propager de proche en proche et détruire l'ensemble du réseau planétaire en quelques heures. Pour cela des portes étanches se tenaient prêtes à se refermer en cas de problème, et les tubes comportaient de loin en loin de courtes sections noyées dans des mètres de béton.

Mais le problème le plus surprenant fut celui de... la dérive des continents. Dumria a certes moins de dérive que la Terre, et elle comporte même quelques régions continentales qui semblent définitivement bloquées, de par le refroidissement de la planète. Mais des dérives de quelques centimètres par an suffisent à rendre rapidement impraticables des tunnels dont l'alignement doit être extraordinairement précis: à mille mètres par seconde, un écart de un centimètre ne secoue pas le véhicule, il le désintègre! Pour cette raison les vitesses atteintes en pratiques (un à deux kilomètres par secondes dans les zones calmes) étaient très inférieures aux vitesses théoriques possibles, et il avait fallu très rapidement renoncer à un ambitieux projet de «boucle orbitale», une voie entourant tout l'équateur de Dumria, et où les trains auraient circulé si vite que les passagers se seraient retrouvés en apesanteur, comme dans un satellite! Au lieu de cela, les zones tectoniquement actives devaient être traversées à petite vitesse, dans des tubes spéciaux que des vérins devaient réaligner en permanence. Certains tunnels auraient même dû être refaits périodiquement, et dans ce cas on préférait tout bonnement traverser les zones actives en surface, dans des tubes installés sur des patins mobiles.

Il est remarquable qu'une chose aussi abstraite à nos sens que la dérive des continents, se signale par des déplacements de plusieurs mètres au cours d'une vie humaine…

 

Enken et Elaminaroa avaient un coquet véhicule personnel, un vrai petit studio avec cuisinette et mini salle de bains, où ils pouvaient laisser passer les heures tout en dormant, mangeant ou en se livrant à leurs occupations favorites. Il avait d'abord appartenu à Enken, grand voyageur, qui se l'était aménagé sur une base nue fabriquée en usine. Maintenant il appartenait au couple, et Elaminaroa y avait installé une quantité de pots de fleurs qui lui donnaient l'air d'une serre.

Vilayah, le lieu où ils se rendaient, était plus au nord que Draminyan, mais aussi beaucoup plus à l'Est. Comme ils n'avaient pas trop envie de dormir, ils s'installèrent assis en lotus sur les sièges à bascule compensateurs d'accélération, à regarder les étoiles.

Oui, les étoiles, car les Dumriens, ces incorrigibles artistes et poètes, avaient muni leurs véhicules d'écrans à très haute définition, et l'extérieur des tubes de caméras régulièrement espacées. Ainsi, quand les tubes du métro émergeaient du sol, les voyageurs pouvaient contempler les paysages sur leur fenêtre virtuelle. On était encore en pleine nuit, et, de temps à autre, le ciel étoilé apparaissait au dessus de la tête de nos amis, pour disparaître à nouveau quelques secondes plus tard dans l'obscurité du tunnel. Etrangement, sur une voie aussi précisément alignée, le véhicule donnait l'impression d'être immobile, ou glissant doucement quand le dévers de la voie changeait. Seuls les aiguillages se signalaient par des frémissements et de sourds grondements, car la structure des voies y était plus complexe. Malgré cela, et malgré les énormes forces en jeu, le voyage dans le Planétrans dumrien était d'un grand calme et d'une extrême douceur...

La nuit ne leur laissait voir que de fantomatiques silhouettes de montagnes qui semblaient danser devant les étoiles, ou bien des grappes de lumières qui tourbillonnaient au loin ou fusaient soudain à leurs côtés. Mais petit à petit, le ciel s'éclaircit: ils allaient à la rencontre du lever du soleil! A chaque sortie, le ciel apparaissait plus clair, donnant l'impression d'un lever du jour en saccades. Puis, après une plongée relativement longue, ils émergèrent pour trois minutes dans une plaine, le compteur de vitesse indiquant 467 m/s (Mach 1,4). Loin au dessus d'eux, des cirrus rouges s'avançaient majestueusement, tandis que de petits cumulus sombres se ruaient un peu plus bas. De chaque côté des arbres défilaient à une vitesse vertigineuse, dans une poignante sensation de vitesse et de puissance! Malgré cette allure incroyable, le véhicule frémissait à peine, juste le jus de fruits dans un verre tremblotait par moments. On n'entendait guère plus qu'un léger sifflement modulé en un long glissando, dû au moteur électrique linéaire, et le doux chuintement du système de conditionnement d'air. Une pointe de soleil parut soudain! Vingt secondes seulement, car une barre de collines s'éleva tout à coup, et ce fut à nouveau l'obscurité du tunnel, aussi brutalement qu'une lampe qui s'éteint.

Ils traversaient une région montagneuse, tectoniquement active, aussi la vitesse était relativement réduite, et les changement de direction assez fréquents. De jour, la vue du métro était proprement ahurissante: chaque émergence faisait découvrir une vallée différente, avec sa propre vibration, ses couleurs de forêts, ses formes de roches, son style de bâtiments. Chaque vallée avait son mode musical, et chaque sortie jetait aux yeux une nouvelle merveille, aussi vite engloutie dans les profondeurs du tunnel. Parfois une vallée était bouchée de nuages, vibrant en mode mineur, mais quelques secondes plus tard ils émergeaient dans un monde de soleil, de fleurs et de roches claires. Certaines échappées montraient de grandioses forêts presque vierges, d'autres étaient parsemées de myriades de constructions, ou soulignées de quelque magnifique palais d'arc en ciel planté droit sur une colline dans un écrin de verdure mordorée.

Les porches d'entrées des tunnels, bâtis des millénaires plus tôt pour le chemin de fer, ressemblaient parfois à de véritables châteaux, mais ils n'avaient même pas le temps de les apercevoir. Ainsi chaque lieu de leur monde était une merveille, avec son histoire, sa culture, ses gens, ses monuments, voire ses fleurs et ses arbres uniques. Jamais cette incroyable diversité de vibrations ne leur apparaissait plus clairement que lors de ces voyages, et c'est toujours émus qu'ils contemplaient ces scènes mouvantes, silencieux, concentrés, pour ne pas perdre une miette de l'émotion. A cette fin un petit écran leur indiquait les prochaines sorties prévues, avec leur durée, le nom du lieu, sa vibration, la météo…

Les Dumriens qui correspondaient avec des amis terriens décrivaient souvent ce sentiment de poésie à la vision de leur planète, ainsi que la prenante sensation de puissance bienveillante et silencieuse que leur procurait leur merveilleuse machine à voyager. Mais ils éprouvaient aussi un autre sentiment dont ils parlaient bien moins, car il leur semblait si naturel qu'ils n'imaginaient même pas que les Terriens ne puissent pas l'éprouver eux aussi. Cet immense réseau d'énormes machineries souterraines, et l'immense liberté qu'elles leur procuraient, c'était LEUR métro. Même chez les barbares les plus reculés, il aurait été très difficile de trouver un seul Dumrien qui n'avait pas participé un jour ou l'autre à sa construction. Tout avait été conçu et fabriqué par eux, par leurs amis, par des gens qu'ils avaient connus, dans le silence studieux des bureaux d'étude, dans les usines enthousiastes ou dans le danger obscur des tunnels. Tous avaient un jour où l'autre participé à des réunions pour décider du trajet d'une voie ou de l'implantation d'une station. C'était vraiment LEUR métro, leur jeu, leur vie. Un sentiment qu'éprouvent bien rarement les Terriens dans leur monde décidé par des fonctionnaires et exploité par des entreprises, asservi à des buts commerciaux abstraits ou à des pouvoirs politiciens lointains, en fonction des choix idéologiques très spéciaux de tous ces gens, auxquels bien peu de nous ont jamais eu accès. D'où ce sentiment diffus mais si omniprésent qu'il en devient souvent inconscient, de ne pas être chez nous dans nos propres villes et villages, dans nos rues ou dans nos bâtiments publics… Qui a jamais pensé «Je suis dans MA gare, utilisant MON train?».

Et, dans le cas de Dumria, cette merveilleuse liberté s'exprimait très concrètement: tout simplement il n'y avait nulle part le moindre guichet, le moindre contrôle, la plus petite barrière. Tous les Dumriens, même les enfants, même les barbares qui vivaient à l'écart dans les régions septentrionales, tous avaient le droit de se servir du métro absolument quand ils voulaient, aussi souvent qu'ils le voulaient, sans contrepartie ni limitation d'aucune sorte. Et ils le faisaient, et certains allaient même jusqu'à habiter dans leurs navettes-maisons. L'ordinateur portable que portait Enken ne servait qu'à identifier le possesseur d'une maison mobile, pour que les robots de contrôle puissent la lui apporter à la bonne station, et lui indiquer le bon trajet. Même quelques animaux familiers savaient accomplir des trajets préprogrammés. Dans ce cas, ils portaient un mini ordinateur dans leur collier, qui permettait aux ordinateurs de contrôle de les identifier et de leur présenter un affichage très simple sur les panneaux indicateurs, par exemple la voix de leur maître qui les appelait pour leur indiquer la bonne porte!

Nos amis s'engouffrèrent dans une voie hyper-rapide, qui ne les laisserait rien voir dehors avant des heures. Ils en profitèrent pour dormir un peu, tout en piquant une pointe à près de six mille kilomètres par heure, si vite qu'ils s'en sentaient plus légers: la vitesse orbitale n'était plus très loin. Quand ils se réveillèrent, ils étaient arrivés au centre du continent Ashar, dans une vaste zone de plaines, le désert de Thoradra, où se trouvait leur destination, Vilayah. C'était un pays très froid en hiver, car septentrional et loin des océans. Les pluies y étaient rares, donnant un paysage de plaines caillouteuses et de collines basses brûlées de soleil, battues d'effroyables tempêtes qui arrivaient à faire des... dunes de gravier! Difficile dans ces conditions d'habiter en un tel endroit. Quant à y cultiver quoi que ce soit, il ne fallait même pas y songer! Par contre c'était le lieu idéal pour d'immenses champs d'éoliennes, et aussi pour des observatoires de radioastronomie. Ils purent apercevoir les squelettes métalliques rouillés d'immenses antennes radio antiques, usées par trois millénaires d'intempéries.

Les brèves sorties leur laissèrent voir quelques nuages fonçant au dessus d'eux à un 320 m/s encore conséquent. Des collines se succédaient en des éclairs d'ocre et gris de fer, coupés de l'obscurité du tunnel. Chaque crête se couvrait d'une haie d'éoliennes, plus petites que celles que l'on peut voir sur Terre: avec des vents réguliers de deux cent kilomètre heures, l'éolien ça marche très fort! Elles étaient toutes juchées sur d'épaisses tours de pierre locale, usées par les siècles, profilées pour résister aux furieux assauts du vent.

 

Ils ralentissaient de plus en plus, changeant parfois de direction aux aiguillages. Bientôt ils atteindraient l'oasis d'Orassan, une légère dépression d'environ cent kilomètres, protégée des tempêtes par un petit massif volcanique usé, le Luar d'Ezestaphan. Des affleurements de nappes phréatiques y donnaient des plaques de végétation, avec quelques rares lieux habités, quelques milliers de personnes tout au plus, vivant de récoltes de fruits. Un endroit immensément tranquille, sauf pendant les tempêtes.

A la périphérie de l'Orassan, dans un vallon entre deux petites falaises ocre, Vilayah avait une petite station de métro, terminus d'une voie peu fréquentée. Il n'y habitait guère que quelques centaines de personnes, dans des maisons simples, de formes courbes et ramassées, à demi-enterrées, taillées dans la pierre ocre locale. L'idée d'installer un centre Shédroup Ling dans un lieu si reculé avait semblé à priori très étrange; mais elle s'était vite avérée géniale. Le pays était presque désert, et les rares habitants, descendants d'un ancien peuple barbare, ne se préoccupaient guère des autres habitants de Dumria. C'était parfait pour des projets secrets comme celui de la KRG.

A côté de la station de métro, il y avait un garage, profilé comme un bunker, à cause des tempêtes, dans lequel attendaient deux voitures 4x4 adaptées au désert, plus un petit camion à ridelles bâché. Ces véhicules, bien que d'aspect assez terrestre, utilisaient une pile à combustible, dont le carburant était fabriqué par thermochimie dans des centrales solaires. Ceci, avec une transmission électrique à supraconducteurs, les rendait quasiment silencieux et parfaitement non polluants. Mais les vrais habitants de l'Orassan utilisaient beaucoup plus volontiers les rustiques chevaux dumriens, les tops.

 

Le centre Shédroup Ling était à une vingtaine de kilomètres plus loin. L'indicateur d'avis de tempête était au vert, aussi ils prirent un des 4x4 et suivirent une piste sans aucun panneau indicateur, qui se perdait dans un labyrinthe de vallons avec quelques rares cactus sphériques pour seule végétation. Au sommet d'une colline, ils arrivèrent en vue du centre, niché dans une vallée entre deux petits contreforts du Luar: quelques bâtiments bas arrondis, adossés aux pentes, de la même couleur ocre que le sol, quelques arbres en boule, et des terrils émoussés d'une ancienne mine oubliée, datant de bien avant les versions de cerveau. Une cachette idéale, avec plein de galeries et de salles souterraines connues d'eux seuls! Même sur Dumria, un tel secret était rare et précieux.

 

Tout comme les villages de l'Orassan, le centre de Vilayah avait un air très terrien, avec ses pistes, ses camions et ses portes blindées anti-tempêtes. Même les arbres, des sortes de lycopodes, évoquaient des palmiers. Seule les formes arrondies des bâtiments et les décorations exubérantes des camions signalaient que l'on était bien sur Dumria, et non pas dans quelque base saharienne des années 1950. Il y avait même un petit bulldozer rose, au capot arrondi, fort utile pour entretenir les pistes effacées par le vent. Par contre, à l'intérieur des bâtiments, tout le raffinement esthétique dumrien reprenait ses droits, avec des murs arrondis de couleurs pastel, de vastes fresques de paysages merveilleux, des boiseries sculptées et peintes. Mais pour des Dumriens c'était quand même un lieu très rustique! Et la moitié des pièces étaient encore en travaux, sentant la peinture fraîche, tandis que des câbles électriques et des matériaux encombraient les couloirs.

Enken et Elaminaroa retrouvèrent là presque toute l'équipe du Projet Kouten, à l'exception de deux qui arrivèrent une heure plus tard, avec le camion, rapportant de la nourriture, des serpillières et d'autres articles de ménage pour un mois: on n'allait pas tous les jours à la station de métro. Ils rentrèrent juste à temps, car l'indicateur de tempêtes venait de virer à l'orange, annonçant le vent pour la soirée, prélude d'une tempête qui les isolerait du reste de Dumria pour plusieurs jours.

Enken et Elaminaroa étaient déjà venus à Vilayah; mais ils rencontraient la plupart des membres du Projet Kouten pour la première fois. Pourtant ils remarquèrent immédiatement Anahata, dans la vaste salle à manger-cuisine, où le repas commun allait bientôt être prêt. La grande et mince dumrienne avait quelque chose d'intimidant, comme un haut personnage ou chef d'état, bien que ces notions n'aient aucun sens sur Dumria. Mais elle émanait aussi une aura de spiritualité, qui se remarquait particulièrement à l'oeil de l'initié.

«Elle a quelque chose, fit Enken.

-Oui. Je le sens aussi. Viens, on n'a qu'à se mettre à côté d'elle à table. Elle est seule.»

Anahata se méprit d'abord sur les intentions de nos deux amis, répondant qu'elle ne souhaitait pas faire l'amour avec eux. Mais elle se rendit vite compte que eux aussi émanaient quelque chose d'inhabituel.

«Nous nous sommes rencontrés...» ils hésitaient un peu. Sur Dumria, la pudeur et la timidité sont complètement inconnues, sauf précisément sur ce sujet.

«En rêve?» termina Anahata, qui n'était guère intimidable.

Enken et Elaminaroa racontèrent leur histoire, et comment ils étaient arrivés à s'intéresser à la psychophysique. Anahata les écouta silencieusement, avec juste la bouche un peu de côté en ce demi-sourire qui faisait tout son charme. C'était une grande Dumrienne à la peau bleutée, très mince et longiligne, des «cheveux» d'écailles sombres et proéminentes, comme si elle était frisée, plus un petit nez pointu enfantin, des pommettes saillantes, de grands anneaux d'ambre aux oreilles, un pantalon et un haut de corps moulants, bleu foncés avec des broderies blanches et violettes. Elle parlait peu et à voix basse, comme pour une confidence amoureuse.

Anahata avait aussi son histoire. Elle était une des premières à avoir bénéficié de la seconde version de cerveau, il y a près de deux mille ans. Mais, rapidement, à peine adulte, elle se mit à avoir d'étranges rêves, qui la terrifièrent pendant des dizaines d'années. Elle avait cette «maladie mentale» inexplicable qui frappait souvent les Dumriens de la seconde version de cerveau. Elle s'y habitua petit à petit, remarquant qu'il n'arrivait finalement jamais rien de vraiment fâcheux dans ces rêves. Elle constata même qu'ils répondaient souvent à des pensées qu'elle avait dans l'état d'éveil. Ainsi, en répétant certaines pensées pendant l'état d'éveil, elle parvint à modifier leur contenu, repoussant les figures effrayantes ou les transformant en d'autres plus bénignes. Les rêves se firent alors bien plus rares, mais à chaque fois plus profonds. Puis un personnage apparut, toujours le même. Il se passait parfois des dizaines d'années sans aucun rêve, mais ce personnage finissait toujours par revenir, pour lui donner des conseils spirituels. C'était pour elle une expérience fort étrange, qu'elle ne pouvait guère partager avec les autres Dumriens.

Elle se retrouva donc assez solitaire, ne gardant même plus de mari. Elle s'inquiéta même de savoir ce qui lui arrivait, et se demanda si il était bien sage de suivre des directives d'un inconnu qu'elle ne voyait qu'en rêve. Mais à chaque fois qu'elle suivait ses conseils, il n'en résultait toujours que du bien. Intriguée, elle étudia les données d'autres planètes qui étaient passées par la transition spirituelle, se faisant au passage quelques amis également intéressés par ce genre de questions. Effectivement ce qu'elle vivait avait déjà été expérimenté par d'autres, bien avant elle, sur des planètes aujourd'hui disparues du monde matériel, emportées par la transition spirituelle (Voir Les Planètes manquantes»). Elle avait un guide intérieur, un maître spirituel, un ange gardien, qui lui apparaissait parfois en rêve, et lui parlait de sagesse, la guidait et la conseillait sur sa vie intérieure. Sur Dumria, c'était exceptionnel, et ce n'est que très récemment qu'elle pu partager son expérience avec deux amis, eux aussi «grands rêveurs». Ils placèrent discrètement quelques mots-clés révélateurs sur des sites Internet peu connus, qui attirèrent d'autres amis, et c'est de ce petit cercle qu'émergea finalement le centre Shédroup Ling de Vilayah, après le contact avec la Terre.

Anahata et ce groupe avaient été partie prenante du «dilemme», le conflit allumé vingt ans plus tôt par la «conspiration anti-suicide», la première organisation terrienne à contacter Dumria en cachette. L'affaire était allée jusqu'à des coups de poing, mais les Dumriens, terriblement choqués par la vue d'yeux pochés et de nez sanguinolents, au lieu de se diviser en deux clans de plus en plus haineux comme l'attendait la conspiration, étaient au contraire partis tous ensemble, d'un commun accord, dans une vaste psychothérapie collective, où la conspiration s'était très vite retrouvée sur la touche. Anahata avait assisté à une des scènes de bagarre, s'interposant de son corps entre les protagonistes. Tous ceux qui, comme elle, avaient eu à surmonter cette triste expérience, étaient devenus ensuite très liés, et ce fut un des «ennemis» d'Anahata, une première version de cerveau, qui leur trouva le lieu idéal pour le centre de Vilayah: En cherchant des minéraux, il avait découvert par hasard cette ancienne mine de cuivre abandonnée et oubliée depuis des millénaires, dont les entrées étaient recouvertes de dunes et d'éboulis. On y trouvait encore de magnifiques plaques de cuivre natif et des minéraux intensément bleus, le long d'un réseau de dykes, d'anciens conduits de lave, qui s'enfonçaient profondément sous la montagne. Il indiqua ce lieu aux amis d'Anahata, et c'était vraiment un beau cadeau: quelle retraite plus propice que ces réseaux de souterrains et de salles pour y méditer sans aucun dérangement? Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que ce serait surtout propice au Projet Kouten...

 

Après le repas, Anahata, Enken et Elaminaroa, tout en discutant, se chargèrent de la vaisselle, pendant que les autres s'occupaient de diverses tâches, en particulier de décharger le camion de légumes. Les légumes frais étaient rares à Vilayah, faute de pouvoir faire un jardin, aussi ce chargement était bienvenu. Pour ce genre de transports, les dumriens utilisent de petits bacs à roulettes, hauts et étroits pour pouvoir passer dans les portes des navettes du métro, et aussi sur les voitures et camions. Ainsi, une fois sorti de la station de Vilayah, les bacs s'étaient tout bonnement retrouvés sur le plateau du camion à ridelles.

Enfin ils se rassemblèrent dans la salle commune. C'était un des avantages du mode de vie autogéré de Dumria, et en particulier du centre de Vilayah, de pouvoir tenir tout naturellement des conversations secrètes dans la salle commune, sans avoir à se méfier ni à se protéger de techniciens ou d'employés. Cette pièce était une des rares à avoir une grande fenêtre. Mais, avec la nuit, on n'y voyait plus grand-chose. De toutes façons le vent commençait déjà à faire trembler les vitres, aussi ils fermèrent le grand volet roulant d'acier. De l'extérieur, ce volet était plutôt rébarbatif, gris sombre et éraflé: aucune peinture ne résistait au grenaillage du vent de sable. Par contre, de l'intérieur, il était peint de la même couleur pêche que la pièce, et les motifs de fleurs rosées ou orangées se continuaient dessus, comme si il était un des murs. La pièce dans son ensemble était une grande voûte basse, sur un plan carré. C'était à l'origine une vaste galerie d'exploitation, que des cloisons divisaient maintenant en divers lieux d'habitation ou d'usage. Ainsi à la salle de réunion succédait la salle à manger, puis des chambres et des salles de bains, jusqu'à des cellules de méditation au coeur de la montagne.

Dans la pièce elle-même, des plantes et des sculptures formaient des divisions. Les habitués avaient chacun leur coin, qu'ils avaient aménagé avec des poufs, des tapis ou des fauteuils, tandis qu'un espace plus important au centre attendait les invités. Ainsi cette pièce de travail était un de ces lieux extrêmement confortables tels que les Dumriens les adorent, tout à la fois pratiques, chaleureux et intimes. Ils s'y sentent aussi chez eux que dans leurs propres maisons, et même les réunions les plus austères y sont coupées d'activités typiquement dumriennes que nous passerons sous silence ici.

Ekarpan, le meneur de jeu de Vilayah, le bras sur les épaules de sa troisième épouse Ermine, prit la parole. Ekarpan était un «descendant de barbares», d'une des anciennes familles de l'Orassan, un véritable spécimen du cru. Plutôt large d'épaules pour un Dumrien, la voix grave et ample, il s'habillait habituellement d'une grande robe bleu foncé. Ses «cheveux» d'écailles lui faisaient même des rouflaquettes noires sur son visage basané. Ermine avait elle des «cheveux» dorés, décorée de rubans jaune clair, comme pour imiter une longue chevelure humaine. Elle s'habillait d'une grande robe bleu pâle unie, par dessus laquelle flottaient des voiles translucides.

«Bon, nous n'avons pas encore avancé sur l'essentiel: nous ne savons toujours pas ce qu'est la sphère, ni ce qu'elle attend de nous. Enken et moi-même avons reçu un compte-rendu complet de la réunion de Palomas. Ils ont une idée plus précise de la nature de l'objet, une texture psychique qui serait le lieu de résidence permanent d'entités conscientes, probablement très évoluées. Mais ils n'en ont aucune preuve, et ils se fient pour l'essentiel aux perceptions extrasensorielles de Tcheugyal Rinpoché.

«Par contre ils ont expliqué à plusieurs nouveaux en quoi consistait le Projet Kouten. Un point remarquable est que la sphère a envoyé le message aux personnes immédiatement concernées par les Lokouten. On peut donc penser que ces Lokouten vont jouer un rôle important dans cette affaire. Quel rôle, on ne sait pas encore, mais, en prévision, Rolf nous demande précisément d'organiser une répétition générale de toutes les machines et de leurs cavaliers, et aussi un test pour les deux nouveaux terriens: Liu Wang la femme de Steve Jason, et une terrienne qu'on ne connaît pas encore, Ernestine Eraert. Pour Liu, pas de problème de déconnection, puisqu'elle est euh... légèrement morte.» Il y eut des murmures dans la salle, car, même au centre Shédroup Ling de Vilayah, parler d'une personne morte comme si elle était simplement ailleurs était encore quelque chose de très nouveau et surprenant.

«Ça tombe bien, demain, avec le vent qu'il va faire, personne ne pourra arriver à l'improviste. (Ekarpan n'avait pas besoin d'indicateur: comme tous les anciens habitants de l'Orassan, il sentait instinctivement les tempêtes venir.) Donc je pense qu'il faudrait, dès demain matin, mettre toute l'expérience en route, au grand complet, avec huit Lokouten en état de fonctionner, et nos deux cavalières Anahata et Oréa. Pour ça je pense que le mieux pour commencer à se préparer, est de nous coucher tout de suite, pour dormir, afin d'être en forme pour demain matin.»

Au moins cette première partie de leur travail n'était pas trop difficile, aussi elle fut rapidement mise en pratique, sans autre discussion.

 

Eh oui, les Dumriens ont l'habitude de... numéroter leurs époux ou épouses, dans l'ordre de rencontre. Dans ce monde sans administration, cette habitude ne gâchait nulle poésie. Ainsi, dire que Ermine était la troisième ne signifiait pas qu'Ekarpan en avait actuellement trois. Au contraire, vu son âge de mille quatre cent ans, il était plutôt fidèle, et relativement peu porté sur ce genre d'activités. On comprendra vite que, si on peut demander à un époux humain quelques décennies de fidélité, par contre aucun Terrien ne pourrait sérieusement prétendre s'engager sur quatorze siècles! Chez les Dumriens, leur vie est très différente, aussi la notion de fidélité est elle aussi très différente. Mais pas moins forte. Quand un Dumrien et une Dumrienne s'aiment, ils se fréquentent, voire ils habitent ensemble, jusqu'à ce que leurs goûts ou leurs centres d'intérêt les amène à se séparer. Mais même dans ce cas, c'est toujours une séparation amiable. En effet, il faut bien comprendre que, malgré une liberté aussi totale, jamais aucun amant ou amante dumrienne n'aurait le coeur de laisser son partenaire souffrir d'abandon. Au contraire le seul spectacle de cette souffrance engendrerait suffisamment de compassion pour faire revenir les plus dissipés. C'est là ce que les Dumriens appellent la fidélité, ou plus précisément d'une poétique expression dumrienne que l'on pourrait traduire par «ne pas laisser dans le froid». Les rares qui avaient vraiment osé plaquer leur amant ou amante s'étaient fait traiter de tricheurs, et, délaissés de tous, ils s'étaient retrouvés seuls, au point de devoir rapidement faire amande honorable pour pouvoir retrouver la chaleur d'une compagnie.

Quant aux relations extraconjugales, ou aux unions multiples, c'étaient des choses parfaitement normales sur Dumria, qui ne posaient aucune sorte de problème. Bien au contraire, chacun souhaitant le bonheur de son partenaire, était heureux de le voir heureux, même avec d'autres, et les expériences extraconjugales se déroulaient souvent sous l'oeil attendri du partenaire habituel. C'était même le moyen simple et idéal pour vivre des phantasmes amoureux que le partenaire habituel ne pouvait pas satisfaire. Aussi on remarquera que, même dans une aussi complète liberté, la durée moyenne d'un couple dumrien est de plus d'un siècle, à comparer avec les effroyables taux de divorce terriens...

C'est ainsi que tout naturellement Anahata s'était retrouvée seule: son mari d'alors avait trouvé d'autres occupations, et d'autres coeurs, et elle n'avait pas eu envie de le retenir près d'elle, ni d'en attirer un autre.

Les Dumriens n'ont jamais eu de mariage formel; simplement ils se considèrent époux ou épouse quand ils habitent et organisent leur vie ensemble. Par contre ce lien informel, de par sa seule existence, a une valeur très forte, bien plus que notre mariage légal si facile à briser. Ils pouvaient aussi avoir des amourettes, des liaisons de quelques mois ou quelques années, des époux et épouses secondaires, des amants ou amantes, des nuits impromptues avec des invités ou des inconnus. Mais ce n'était pas du tout une obligation, et tous ne le faisaient pas forcément. En tout cas cela les faisait bien rire de voir les terriens passer à l'église, puis à la mairie, signer des contrats et des certificats, tout ça juste pour avoir des aventures en cachette, et, à peine deux bébés plus tard, demander le divorce et se déchirer devant les juges avec les enfants comme otages. La vie amoureuse était très certainement le domaine où la vie dumrienne ignorait le plus superbement tous les palliatifs terriens, grâce tout simplement à un profond respect de l'essentiel: le bonheur du partenaire.

 

Quand, il y a trois mille ans, les dumriens créèrent par génie génétique leurs corps immortels, ils ne remplacèrent pas toute la population d'un seul coup. Les premiers enfants dumriens «première version de cerveau» ne furent que quelques dizaines pendant quelques décennies. On comprendra qu'il régnait une certaine méfiance vis à vis de manipulations aussi nouvelles, la crainte de donner naissance à des enfants malades, incapables d'être heureux, voire à des déments dangereux. Il y eut effectivement des ajustements, et quelques expériences malheureuses. Mais, une fois la technique au point, tout sembla aller bien, et rien de grave ne fut plus observé. Du moins à l'époque, car les dumriens devaient s'apercevoir quelques siècles plus tard que la première version de cerveau maîtrisait mal la spiritualité, ou même simplement peinait à ingurgiter des types de connaissances non programmés au départ. Mais à l'époque ce grave défaut était passé complètement inaperçu, dans ce monde dumrien si joyeux qu'il ignorait toute religion.

Comme les nouveaux enfants immortels donnaient tous les signes d'une vie heureuse, intelligente et riche, des parents de plus en plus nombreux souhaitèrent donner eux aussi vie à des enfants immortels. Deux générations plus tard, les immortels étaient majoritaires, et tous les mortels de cette époque savaient qu'ils auraient pu être immortels eux aussi, si leurs parents avaient osé le demander. Ces derniers Dumriens mortels vieillirent et moururent à leur tour, en manifestant ouvertement leur amertume. De là vint l'idée que c'était une faute de préférer la procréation naturelle imparfaite aux nouvelles manipulations.

Il fallut encore un autre siècle pour que les «barbares» s'immortalisent eux aussi. L'axe de rotation de Dumria, qui lui valait son terrible climat, n'avait pas toujours été aussi incliné. Il oscillait en fait selon une période de cent quinze mille ans, et, lors de la préhistoire de Dumria, quatre-vingt mille ans plus tôt, le climat était passé par une période plus clémente, permettant à diverses peuplades de s'installer à des latitudes plus hautes qu'aujourd'hui. Puis, le climat redevenant difficile, ces peuplades disparurent ou s'adaptèrent à des conditions extrêmes. Le désert de Thoradra était une de ces régions, et des tribus primitives vivaient encore dans l'oasis d'Orassan quand la civilisation dumrienne commença à occuper toute la planète, il y a onze mille ans. Les nouveaux venus mirent un certain temps avant de comprendre qu'ils ne devaient pas coloniser des régions telles que l'Orassan, déjà occupées. Cette erreur fut la cause d'une certaine défiance des peuplades indigènes, les «barbares», envers la civilisation principale. Plus grave, la civilisation déjà artiste et raffinée de Dumria se heurta aux modes de vie peu poétiques des «barbares». Il en résulta des conflits, dont les plus graves se sont réglés à coups de bâton. Les «barbares» apprirent à mieux respecter la vie, et les autres Dumriens développèrent plus de patience envers leurs frères moins avancés. Par la suite, toutes les communautés dumriennes arrivèrent à vivre en paix et à ne plus empiéter les unes sur les autres, même si certaines évoluaient à l'écart dans des zones reculées comme l'Orassan.

Quand se répandit la première version de cerveau, les «barbares» commencèrent par la refuser. (Ils étaient les seuls à avoir quelque sentiment religieux, de par leur mode de vie plus rude. Toutefois il n'était pas organisé en système de pensée ou de croyance.) Mais, deux ou trois générations plus tard, leurs descendants regrettèrent amèrement ce choix, qui les condamnait à une courte vie de cinquante ans, et les excluait du bonheur de la société dumrienne. Aussi ils prirent l'habitude d'aller faire des enfants immortels dans les centres de PAO, Procréation Assistée par Ordinateur, en exigeant le respect absolu de leurs caractères raciaux particuliers, et tout en continuant le mode de vie de leur choix chez eux. Les généticiens prirent donc toutes les précautions pour conserver ces gènes raciaux, mais en les faisant profiter de ce qui se faisait de mieux en matière d'intelligence et de capacités. Ainsi disparurent les différences intellectuelles défavorables aux «barbares».

Egalement les «barbares» pouvaient profiter de tous les progrès techniques qu'ils voulaient bien accepter, tout en gardant leur mode de vie rustique. Ainsi ils gardèrent l'équitation et refusèrent carrément les voitures, de toute façon assez peu répandues sur Dumria. Mais ils acceptèrent volontiers les modifications génétiques supprimant l'obésité, si fréquente chez eux pour pallier aux longues famines hivernales. Vu leur mode de vie relativement dangereux, ils avaient plus de morts. Mais ainsi ils pouvaient avoir plus de naissances, ce qui, paradoxalement, les met aujourd'hui en tête pour la proportion des secondes versions de cerveau, créée cinq siècles après la première.

Cette seconde version avait été conçue pour pallier aux défauts de la première, trop exclusivement Aristotélicienne et conceptuelle. La seconde version de cerveau permettait des apprentissages complètement inattendus, et elle donnait bien plus de finesse non-Aristotélicienne et d'intuition. C'est surtout parmi les secondes versions de cerveau que se propageaient les idées nouvelles, notamment sur la spiritualité, et c'est pour cette raison que la «conspiration anti-suicide» avait tenté de monter la majorité de premières versions contre les secondes versions, très minoritaires mais bien plus influents.

Ainsi il ne faut pas s'étonner qu'un petit centre Shédroup Ling se soit installé à Vilayah, car il comptait dans ses membres plusieurs habitants de l'Orassan, dont Ekarpan «le barbare». On pouvait souvent entendre dans les ateliers leurs voix non chantées, ce qui faisait aux autres Dumriens le même effet que pour nous quelqu'un de complètement enroué. Si les «barbares» aux premières versions de cerveau vivaient plutôt repliés sur eux-mêmes, par contre ceux à la seconde version de cerveau se baladaient partout sur Dumria, et ils étaient même assez recherchés pour l'amour.

 

Ces gens de l'Orassan, traditionalistes ou peu férus de techniques, se déplaçaient encore la plupart du temps à cheval, ou plus précisément sur les tops. Les tops ressemblaient beaucoup à des chevaux, un peu plus petits et trapus. Mais, comme les humains de Dumria, ils avaient évolué sur une base reptile à sang chaud. Comme tous les animaux dumriens, leur peau était une sorte de cuir écailleux, comme les crocodiles. Même aujourd'hui il serait difficile de trouver des Dumriens qui ne savent pas monter à cheval, et tous font des excursions en forêt ou en montagne montés sur ces sympathiques poneys dumriens. En fait c'est une véritable symbiose, et les premiers dressages remontent à... deux cent mille ans! Ainsi il n'est pas exagéré de dire que les Dumriens ont l'équitation dans les gènes. Les tops aussi, et le dressage était devenu presque inutile, comme si ils sentaient par télépathie ce que leurs maîtres attendaient d'eux. De fait il régnait une relation très affectueuse entre les deux espèces. Les Dumriens respectaient même les relations amoureuses entre les chevaux et les juments! Aussi on ne s'étonnera pas que les images et métaphores équestres fussent courantes sur Dumria, par exemple que la personne qui va commander un Lokouten soit son cavalier. Par contre il n'y avait nulle part de courses ni de tous ces ennuyeux exercices d'équitation, sauts d'obstacles, figures, etc. Tout au plus il y avait des raids au galop, mais c'était pour le plaisir de la griserie de la vitesse, et personne n'avait jamais eu l'idée de les chronométrer.

 

Le lendemain tôt, l'équipe au complet s'avança vers la salle souterraine où se trouvaient les Lokouten, sauf Anahata, Oréa et leurs assistants qui avaient pris leur petit déjeuner à part et se rendirent directement dans des galeries plus profondes où se trouvaient les caissons d'isolation sensorielle.

Enken et Elaminaroa purent enfin voir les fameux robots secrets de Rolf Gensher, les incroyables Lokouten qui faisaient fantasmer tous ceux qui en avaient entendu parler, et qui terrifiaient les services secrets de toute la Terre. Si ils avaient su de quoi il s'agissait réellement, ils auraient sans doute été encore plus épouvantés.

Dans une grande salle voûtée toute en longueur, peinte d'orange pâle, s'alignaient une douzaine de postes de travail, chacun avec des ordinateurs et d'autres machines de développement robotique, notamment un exosquelette de commande. Huit de ces postes recevaient chacun un Lokouten relié par des câbles aux équipements de test.

En fait rien à première vue ne différenciait un Lokouten de n'importe quel autre robot humanoïde, tel qu'on pouvait en voir des millions n'importe où sur Terre ou sur Dumria, robot de jeu, robot ouvrier ou robot d'exploration. Une vaste poitrine contenait la pile à combustible, avec son réservoir de carburant et son pot d'échappement (non, il est vers le haut, pas là où vous pensez) et les cliquets pour attacher une charge en forme de sac à dos. Les bras et les jambes étaient des modèles dumriens standard, adaptés pour les travaux de rapidité et de précision plutôt que de force. Même la tête était un modèle courant, avec ses caméras à la place des yeux et des micros en forme d'oreilles. Il existait des millions de robots de cette construction, automatiques ou prévus pour une télécommande humaine à l'aide d'un exosquelette: l'utilisateur percevait la vision à l'aide de lunettes, et l'audition à l'aide d'écouteurs intra-auriculaires qui captaient un son en trois dimensions à l'aide des micros en forme d'oreille. Les robots reproduisaient fidèlement les mouvements du corps humain dans l'exosquelette, ce qui permettait de les commander de manière très intuitive.

Comme on était sur Dumria, les robots avaient un aspect bien fini et des décorations qui les rendaient très humanoïdes, et même très dumrianoïdes. On pouvait même reconnaître à qui ils étaient destinés: les deux premiers donnaient une image d'Anahata et Oréa, tandis que d'autres exhibaient la longue chevelure blonde d'Ulrike Meinster et les cheveux noirs de Chine de Liu Wang. Au fond une équipe se tordait de rire en tentant de reproduire les frisottes compliquées de Madame Heraert.

La différence entre un Lokouten et un robot ordinaire n'était pas visible; elle était dans les circuits et les complexes logiciels de son cerveau électronique. Ce cerveau comprenait en gros les mêmes fonctionnalités qu'un cerveau humain, et il pouvait donc accomplir les mêmes tâches. D'ailleurs ces robots, en mode automatique, arrivaient à se comporter de manière très humaine, parlant et travaillant comme un être conscient réel. Mais, par quelque procédé dont l'équipe de Rolf Gensher avait eu la géniale intuition, leurs circuits avaient des propriétés psychophysiques, qui les rendaient sensibles à l'influence d'une conscience humaine désincarnée. Il semble étrange que des circuits électroniques puissent avoir des propriétés psychophysiques; pourtant les neurones du cerveau en ont bien. Si ils n'en avaient pas, nous ne pourrions pas avoir de libre arbitre, ni d'intuitions, de rêves prémonitoires ou de perceptions extrasensorielles. Ainsi les études de Rolf l'avaient amené au mystérieux couplage entre la matière inerte et la conscience, ce couplage si ténu, si volatile, et pourtant si fondamental, que certains appellent la cinquième force de la physique.

Le cerveau électronique des Lokouten était entièrement programmable, et il pouvait imiter un cerveau dumrien aussi bien qu'un cerveau terrien. Il avait des aires de la vision, de l'audition, du langage, de la marche... toutes préprogrammées. Ainsi la perception d'une parole entraînait automatiquement sa traduction en concepts: l'utilisateur incarné dedans pouvait parler et comprendre ce qu'on lui disait, dans n'importe laquelle des langues programmées. Un simple branchement sur l'ordinateur de l'atelier permettait de programmer une nouvelle langue en quelques secondes.

Une des conditions indispensables à l'expérience était que le «cavalier», la personne qui devait commander le Lokouten, soit consciente à ce moment, mais sans être consciente de son corps habituel. Sinon, les perceptions sensorielles habituelles de ce corps surpasseraient celles venant du Lokouten C'est ce que l'on appelait en termes techniques le décrochage, ou déconnexion (du corps de chair). Pour Liu Wang, ce serait facile, puisqu'elle était déjà dans un monde psychique. Pour les autres, il fallait trouver un système pour couper toute relation sensorielle avec ce corps.

C'était là la principale difficulté de l'expérience. En fait seules des personnes ayant déjà quelque don particulier reproductible, OBE ou paralysie du sommeil, pouvaient remplir cette condition avec une fiabilité suffisante pour pouvoir tenter le coup. Et encore, parfois, les séances tournaient court car aucune des deux dumriennes n'arrivait à sortir de son corps. Pour mettre le plus de chances de leur côté, elles évitaient toute discussion avant les séances, et s'enfermaient dans des caissons d'isolation sensorielle très sophistiqués, avec en particulier ce système de bouchons d'oreilles que nous avions vu chez Yonten Dreulma, qui effaçait même les bruits de respiration. Et même là il leur fallait se préparer plus d'une heure avant d'obtenir des résultats.

Une certaine émotion commençait à se faire sentir, alors que l'heure de l'expérience approchait. Les robots, maintenant reliés uniquement par un câble de télémesure, avaient leurs piles à combustible allumées, bourdonnant doucement, et leur chaleur se faisait sentir dans le frais souterrain. Enken et Elaminaroa furent placés devant une console avec vue sur toute la salle, où ils auraient à analyser différentes phases de l'expérience, du point de vue des grands rêveurs. Au même moment, sur Terre, à Palomas, Ulrike Meinster, Niels Dreyermann, Kurt Wegener, Sangyé Tcheugyal et Madame Heraert, dûment prévenus par Ekarpan, devaient normalement être en train de se préparer eux aussi, mais sans qu'aucune communication ne leur permette de vérifier ce que les autres faisaient. Quelque part dans son merveilleux univers psychique de Tushita, Liu Wang devait aussi avoir été avertie par les méditations de Steve.

 

 

Lokouten

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