Steve Jason, en sortant du centre bouddhiste Aria Tara de soins palliatifs, était très triste, quoique étrangement calme.
Sa femme Liu Wang venait d'y terminer sa vie.
Steve avait déjà dû faire face à la mort de Hervé Elzécher, directeur de l'Université Shédroup Ling à Lhassa, et de sa conseillère Esmeralda Alson, qui le suivit quelques jours plus tard dans l'après-vie.
La mort de Hervé n'avait pas été une surprise, vu son grand âge. Tout le monde savait aussi que Hervé et sa confidente Esmeralda Alson avaient tissé depuis longtemps une union platonique très fervente, bien que ce fût là un sujet que tout le monde évitait d'évoquer, afin de ne pas flétrir ce sentiment si délicat. Ceux qui faisaient à ce sujet des réflexions lourdingues s'attiraient invariablement le mépris d'Hervé Elzécher, et le mépris poli et silencieux de cet homme si intelligent et aimable avait quelque chose de très vexant.
Aussi personne ne s'étonnât de ce que Esmeralda, l'ange blanc comme on la surnommait, artiste raffinée et ancienne choriste d'opéra, meure aussi quelques jours plus tard, sans aucune cause apparente, un sourire serein sur ses lèvres.
Comme tout le monde s'y attendait, ce fut l'Allemand Rolf Gensher qui reprit la direction de l'Université Shédroup Ling. Hervé l'avait soigneusement préparé à cela, et il avait la confiance de pratiquement tous les chercheurs et enseignants. Aussi Rolf prit sa nouvelle fonction à 44 ans, sans aucun problème.
Rolf, ingénieur de haute volée, avait eu un parcours très lié à son entreprise familiale, la KRG: Kraft Roboten Geselshaft. Cette société de robotique avait été fondé dans les années 2000 en Europe, plus précisément en Allemagne, pour pallier à un problème assez étonnant: presque toutes les machines-outil et les robots industriels étaient alors importés des Etats Unis, et ils avaient l'inconvénient très notoire de... ne pas être au système métrique. Le pas de déplacement de base en était le mil, qui vaut 25,4 microns, alors que toute l'Europe était au pas métrique. Cette survivance moyenâgeuse entraînait de graves problèmes dès qu'il s'agissait d'obtenir un tant soit peu de précision, car les surfaces ainsi usinées présentaient des «échelles» ou des pas de largeur irrégulières, et qui différaient d'une machine à l'autre. Les machines de la KRG furent vite très demandées en Europe, mais aussi en Asie et en Afrique, qui avaient à s'équiper de matériel neuf, sans être déjà encombrées d'un parc de matériel au pas américain. Quand les fabricants étasuniens, imbus de leur puissance, comprirent ce qui s'était passé, il était trop tard: ils s'étaient fait piquer le marché par les Européens.
La KRG ne s'était pas pour autant hissée parmi les premiers de la robotique, car c'était un domaine très vaste, aux nombreuses niches de production exigeant des compétences très variées. Aussi beaucoup d'entreprises s'y étaient installées, chacune dans une spécialité précise. La KRG devint tout de même un des leaders mondiaux des robots chirurgicaux, des machines extrêmement exigeantes et délicates, qui, en 2102, avaient remplacé la plupart des chirurgiens manuels, et faisaient des choses qu'aucun humain n'aurait pu imaginer, sans jamais trembler, sans jamais se tromper, et toujours comme le plus compétent et expérimenté chirurgien possible. Seules ces machines pouvaient détecter les nerfs afin d'éviter de les couper irrémédiablement, ou opérer à l'échelle du micron la réparation de nerfs ou de canaux très délicats. Ces engins incroyables visualisaient le corps par RMN (note 22) en temps réel, et opéraient avec des «bistouris» virtuels, à ultrasons ou à hyperfréquences, focalisés avec des miroirs à retournement temporel (note 22). Ainsi ils étaient capables d'intervenir directement sur les organes internes, sans ouvrir, sans trancher aucun tissu, pour éliminer une à une des milliers de minuscules métastases (germes de cancer) en quelques minutes, ou réparer une moelle épinière sectionnée: des millions de personnes leur devaient de marcher, travailler ou aimer librement, au lieu d'être lourdement handicapées. La KRG avait également étudié des robots militaires, le plus souvent secrets, mais dès le début les choses avaient été très claires: entreprise citoyenne, elle ne fournissait que l'ONU, et uniquement à des fins de maintien de la paix. Seuls des robots KRG avaient été capables d'assainir complètement les immenses étendues d'Afrique et d'Asie minées pendant les guerres barbares du 20eme siècle, ou de descendre au fond de l'océan récupérer proprement les fûts de déchets nucléaires ou chimiques qui y avaient été jetés par millions. On disait aussi que les immenses bénéfices de l'entreprise servaient à financer des expériences de robotique avancée, dans des laboratoires et des centres d'essai dont par contre on ignorait tout, jusqu'au pays où ils se trouvaient.
La KRG, comme plusieurs autres entreprises de haute technologie, entretenait des liens très étroits avec l'Université Shédroup Ling, même si juridiquement il s'agissait de deux entités complètement séparées. Les cadres supérieurs et les principaux ingénieurs étaient tous formés à Shédroup Ling. Pas pour des raisons techniques, mais parce que les directeurs successifs de la KRG savaient que Shédroup Ling sélectionnait aussi les étudiants en fonction de qualités humaines de probité, de respect de la vie et de l'écologie, voire même de consacrer leur vie à un but positif, quel qu'il soit. C'était bien l'esprit de la KRG: être avant tout utile à l'humanité. Un tel personnel idéaliste était également incorruptible: c'était une des meilleures garanties contre l'espionnage industriel.
Aussi, quand Rolf Gensher avait reçu la direction de la KRG, il savait qu'il pouvait compter sur une équipe efficace, intègre et dévouée. Cumuler cette fonction avec celle de directeur de Shédroup Ling ne posait donc aucun problème. Par contre cela donnait à Rolf Gensher un pouvoir énorme, dont peu auraient pu estimer l'étendue réelle. Et il s'en servait, de ce pouvoir. Discrètement, mais efficacement. Il ne recherchait ni la gloire ni la reconnaissance, mais son action écologique avait contribué à faire respirer un air plus pur, à faire boire une eau plus propre, à faire repousser des forêts là où depuis le début du 20eme siècle il n'y avait que du béton.
Rolf Gensher était très discret sur ses engagements spirituels. Sans doute fréquentait-il des maîtres Tibétains comme Sangyé Tcheugyal, mais il avait toujours démenti être «un bouddhiste», s'affirmant scientifique et expérimentateur avant tout, même dans le domaine de l'esprit. Il admettait tout juste être intéressé par l'humanisme des grands scientifiques, et, bien sûr, par l'écologie, «comme tout le monde». Son parcours avait été assez curieux. Il avait été un étudiant brillant, aimable, dévoué à la vie, à l'écologie, à la paix et à la justice. Mais matérialiste. Pourtant la vie l'attendait au tournant…
On n'a jamais su ce qui s'était passé exactement, Rolf ayant toujours été très discret sur sa vie privée. Mais, lors d'un voyage au Pérou, il avait fini par avoir sa preuve, évidente et indiscutable… et, dit-on, très douloureuse, avec une effroyable crise de zona, si violente qu'il fallut l'empêcher de se jeter par la fenêtre.
Rolf, un tantinet rationaliste, avait mis plusieurs mois à accepter le fait. Mais le scientifique reprit le dessus. Il remarqua que, si de telles choses «matériellement inexplicables» sont possibles, c'est qu'il y avait forcément «autre chose» que la matière. Il passa alors plus d'une semaine d'affilée sur Internet, pour étudier le sujet. Les expériences de parapsychologie. Les pouvoirs des Yogis. Les miracles des prières. Il découvrit que les preuves scientifiques des pouvoirs de l'esprit sur la matière étaient parfaitement établies depuis avant même l'an 2000, mais superbement ignorées par l'establishment scientifique traditionnel: l'étude de l'Université Cornell sur l'ESP, de l'Université d'Utrecht, du docteur Auriol à Toulouse, de l'Université de Göteborg, L'université de Californie, le Stanford Research Institute, la Science Applications International Corporation, les curieuses expériences du laboratoire PEAR de Princeton... En utilisant les pratiques standard appliquées dans tous les autres domaines de la science, il en était déjà conclu dès l'an 2000 à la réalité de plusieurs phénomènes psychophysiques tels que les NDE, la télépathie et même la psychokinèse. Ce qui n'empêchait pas l'establishment scientifique traditionnel de rester superbement matérialiste, même un siècle après ces résultats. C'est pour pallier à cette stagnation que s'étaient bâtie l'Université Shédroup Ling, ainsi que de nombreuses autres organisations et laboratoires, laissant à la science matérielle traditionnelle la noble tâche de «construire ses bombes et ses machines à laver».
Rolf pensa qu'il n'y avait aucune raison de ne pas faire aussi de la science dans ces domaines. Il suffisait de considérer les faits psychophysiques (et même de la conscience en général) comme des faits d'observation, et de leur appliquer alors les méthodes déjà connues en science matérielle. Il pensa même écrire un livre sur le sujet, mais il découvrit rapidement le livre de Richard Trigaux «Epistémologie Générale», où tout ce qui lui brûlait la langue était déjà clairement expliqué. Il mit plusieurs semaines à assimiler ce livre touffu, parfois extravagant, et déjà dépassé en de nombreux points par les recherches les plus récentes.
Ceci amena naturellement Rolf à s'intéresser à l'université Shédroup Ling, qui est très précisément basée sur cette Epistémologie Générale. Sa sagacité et son esprit humaniste intransigeant le firent vite remarquer, surtout que, il n'y a pas de hasard, il se trouva à rencontrer Hervé Elzécher en privé: les deux hommes devinrent vite grand amis, avec une confiance inébranlable de l'un dans l'autre. La KRG devint ainsi un des sous-traitants favoris de Shédroup Ling, tandis que Shédroup Ling réalisait dans ses laboratoires des études pour la KRG.
Bien sûr les engagements scientifiques de Rolf Gensher dans le domaine de l'esprit en avaient fait un pacifiste convaincu, qui utilisait ses richesses et ses connaissances à des fins humanitaires, directement ou en soutenant financièrement des organisations. Le service comptabilité de la KRG était devenu expert dans l'art d'éluder les taxes en redistribuant les bénéfices pour l'humanitaire, pour l'écologie, pour le social. Plusieurs descentes des services des impôts européens de Bruxelles n'avaient jamais rien trouvé d'illégal. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir cherché, car la puissance de la KRG, dédiée au bien de l'humanité, faisait faire des grimaces à certains... qui avaient été jusqu'à traiter Rolf Gensher de «Krupp du Nouvel Age». Rolf avait beau ne pas être porté sur l'humour, qu'est-ce qu'il avait rigolé en entendant ça...
Si la mort de Hervé et Esmeralda venait naturellement au terme d'une vie bien remplie, celle de Liu paraissait par contre totalement injuste. Cinquante-cinq ans, c'était nettement trop court. Liu était encore belle, en parfaite santé, avec des projets plein la tête. Elle aimait Steve passionnément, même si elle s'était absentée plus de deux ans en retraites religieuses, et qu'elle en préparait une de trois ans.
Elle avait commencé par être fatiguée. Pensant à quelque phénomène karmique, elle fit des jeunes de purification. Mais cela ne fit qu'augmenter la fatigue. Puis vinrent les évanouissements, qui la prenaient après un effort. Monter un escalier devint un problème en quelques mois. Le coeur de Liu perdait sa puissance. Pourtant ses artères étaient en parfait état, comme on pouvait s'y attendre de la part d'une végétarienne de naissance, qui avait pratiqué le Chi-Gong toute sa vie.
Il fallut pourtant se rendre à l'évidence: son coeur perdait rapidement sa force musculaire, sans aucun autre symptôme apparent. Et le problème commença à s'étendre aux artères...
Comme une de ses tantes était morte de la même maladie, vingt ans plus tôt, on fit un bilan génétique complet. Il apparut alors qu'un gène codant pour une protéine régulatrice de la croissance musculaire du coeur était déficient. Plusieurs acides nucléiques adjacents avaient sauté ou étaient modifiés. Les méfaits de cette erreur n'apparaissaient que par accumulation, se manifestant assez brusquement quand un certain seuil était atteint, entre quarante et soixante ans. Et c'était incurable: Liu n'avait plus que deux ou trois mois à vivre.
L'origine de la mutation fut trouvée, chez un ancêtre de Liu né dans les années 1950, en pleine période de guerre froide et d'essais nucléaires intensifs. Le gène mortel s'était depuis transmis à des dizaines de personnes. Liu était en train de mourir d'une guerre qui avait eu lieu un siècle et demi plus tôt, et dont les enjeux mêmes lui apparaissaient vraiment nébuleux et infantiles, production de cerveaux malades qui avaient sacrifié leur propre descendance à leur avidité de pouvoir.
Des centaines de mutations de cette sorte avaient déjà été trouvées, datant de 1945 à 2040, avec un maximum dans les années 1960, un second maximum dans les quinze ans qui suivirent la catastrophe de Tchernobyl en 1986, couronné par l'impensable désastre de Fukushima en 2011. Et ce n'était qu'un tout petit début: ces mutations, pour la plupart récessives (note 23), n'apparaîtraient que petit à petit, dans les millénaires à venir. Et le nouveau problème était: comment lancer des centaines d'études, chacune avec un coût énorme, pour des centaines de maladies qui ne concernaient chacune que quelques dizaines de personnes? Certaines mutations étaient bénignes, mais très gênantes, comme de dégager une odeur repoussante. Quelques unes pouvaient se corriger par la chirurgie. Mais le problème est qu'il y en avait de plus en plus. Un jour elles deviendraient une des premières causes de dépenses médicales, et elles inverseraient la progression de l'espérance de vie.
Certaines de ces mutations entraînaient des difformités, mais la plupart provoquaient plutôt des altérations du métabolisme, aux effets souvent subtils. Les grandes fonctions du métabolisme humain sont toujours redondantes, par sécurité. Cette situation fait que, bien avant l'ère nucléaire, la plupart des gens portaient déjà de nombreuses déficiences génétiques, mais sans avoir de maladie, car les fonctions perturbées étaient doublées par d'autres encore saines. Ces gènes déficients sans effet visibles étaient appelés des gènes furtifs, ou plus exactement des allèles furtives. Toutefois des individus malchanceux héritaient parfois de plusieurs fonctions perturbées, prenant une redondance en défaut. Ils souffraient alors de maladies sans type précis: troubles de la nutrition, dégénérescences diverses, faiblesse constitutionnelle ou vieillesse prématurée. Cela n'avait pas été compris par les généticiens des années 2000, qui cherchaient toujours UN gène pour UNE maladie, alors que l'apparition d'une maladie dépendait presque toujours de la conjonction chez un seul individu de plusieurs gènes furtifs différents. Un gène furtif donné pouvait favoriser plusieurs maladies différentes, tandis qu'une même maladie pouvait être causée par des gènes complètement différents, ou par les combinaisons les plus inattendues. On n'avait pas vraiment commencé d'y voir clair avant 2020. La multiplication des gènes furtifs suite à l'ère nucléaire n'avait pas changé foncièrement cette situation, sinon que les malades étaient de plus en plus nombreux, et on craignait le moment où ils seraient la majorité.
La situation devenait encore plus terrible pour les troubles psychologiques ou neurologiques. Le système nerveux humain mobilise à lui seul une bonne partie du génome, et son apparition plus récente dans l'évolution le rend très vulnérable, car il n'y a que peu ou pas de redondances. Au 20eme siècle, l'origine des troubles psychologiques ou psychiatriques était un mystère, et les premières pistes n'étaient apparues que dans les années 2000, avec la découverte d'anticorps microbiens chez des malades mentaux, ou de gènes favorisant diverses maladies, comme la dyslexie. L'origine génétique de divers troubles mentaux fut longtemps un lourd tabou, car les scientifiques qui en auraient parlé se seraient fait traiter de racistes ou d'eugénistes. Mais il fallut bien admettre que, la formation du «câblage» de base des nerfs et du cerveau étant sous le contrôle de gènes, des déficiences de ces gènes entraînaient forcément des déficiences nerveuses, sensorielles, psychologiques ou psychiatriques, en plus de celles qui pouvaient apparaître suite à des malformations congénitales, des traumatismes matériels, des attaques virales, des chocs psychologiques, ou des conditions d'éducation malsaines qui empêchaient la maturation normale des circuits neuronaux.
Ainsi de nouveaux troubles mentaux se multiplièrent, parfois curieux, bénins ou graves, mais toujours très gênants: insensibilité à certaines odeurs, difficultés d'apprentissage ou de concentration, incapacités à assumer un fonctionnement psychologique compatible avec la vie en société, troubles sexuels... Cela posait déjà un lourd problème social, mais ce n'était rien à côté de la multiplication des délinquants, fachistes, narcissiques pervers, harceleurs et autres pervers, qu'on ne pouvait enfermer, mais qui empoisonnaient la vie de plus en plus de gens, allant jusqu'à menacer les fondements démocratiques de la société. Il était d'autant plus difficile d'appréhender ces problèmes, et a fortiori d'y trouver des solutions, que ces gens sont habiles à s'approprier le pouvoir partout où il y en a, créant des blocages politiques et idéologiques en leur faveur. Mais il fallut bien, face à leur nombre croissant, les «encadrer» en limitant leurs droits sociaux, politiques ou familiaux.
Des associations de victimes se formaient, demandant des aides, enquêtant, étudiant l'histoire pour tenter de comprendre comment le génocide nucléaire du 20eme siècle avait pu être possible malgré le refus des vrais scientifiques et des citoyens les plus conscients. Ils dénonçaient la complicité des médias et des gouvernants d'époque, montrant sur les sites Internet d'information des propagandes criminelles telles que le cynique «le nucléaire, votre confort de demain». L'ère nucléaire rejoignait petit à petit dans l'Histoire les persécutions de néron, le massacre de la Saint Barthélemy et les camps nazis. A l'énorme différence près que les victimes, elles, n'appartenaient pas à l'Histoire, mais à un douloureux présent.
Face à ce désastre silencieux, les couples pratiquaient de plus en plus des dépistages génétiques avant de concevoir des enfants. Comme de plus en plus de gènes déficients étaient connus, ces dépistages en arrivaient à presque toujours donner des résultats inquiétants, ce qui entraînait un nombre croissant de drames et de divorces. On parlait de rendre obligatoire la fécondation sous assistance génétique (n'accepter une fécondation que si on était sûr qu'elle produirait un embryon exempt de toute maladie génétique connue). Cette perspective faisait hurler les défenseurs des droits de l'homme, à cause des effrayants abus de pouvoir possibles. D'autres au contraire y voyaient l'occasion de pouvoir enfin pratiquer un eugénisme moralement défendable... Mais lui aussi susceptible de dérives, voire d'erreurs de choix aux conséquences dramatiques pour les générations futures... La crainte n'était pas moins que de bloquer l'évolution naturelle de l'humanité! Les discussions devenaient chaudes, et les victimes commençaient à faire des procès aux opposants. L'urgence et l'étendue de cette catastrophe sournoise risquaient de forcer la décision. Certains rappelèrent que l'aspect fondamentalement antidémocratique du nucléaire avait été dénoncé publiquement dès les années 1970, en pure perte. Mais c'est bien cet aspect antidémocratique qui se manifestait maintenant, et qui ne laissait plus aucun autre choix à l'humanité que de se lancer de gré ou de force dans l'aventure eugénique, quelles qu'en fussent les conséquences.
Des mouvements sociaux populistes appelèrent à la haine et à la vengeance, mais contre qui? Les maîtres spirituels Bouddhistes ou Hindouistes rappelèrent que les victimes d'aujourd'hui n'étaient autres que les réincarnations des inconscients d'hier, tandis que les chefs Chrétiens ou Musulmans dénonçaient les seuls véritables ennemis: l'égoïsme et l'indifférence, qui avaient laissé faire la monstruosité nucléaire alors que dès 1945 tous les responsables disposaient des informations nécessaires pour comprendre, et aussi le public depuis les années 1970. Et malgré de nombreux votes démocratiques, personne n'avait jamais saisi l'occasion d'arrêter l'atrocité…
D'énormes efforts avaient été consentis pour décontaminer tout ce qui était possible, mais c'était comme de vider le tonneau des Danaïdes: il ne se passait pas une année sans que l'on ne retrouve une décharge secrète, une ancienne usine, des déchets enterrés parfois très profondément, et à chaque fois il fallait exposer des ouvriers aux radiations, et entasser des milliers de fûts dont personne ne savait que faire. Pire, les immenses terrils contaminés du Congo, les fûts rouillés et éventrés au fond des océans, les navires nucléaires coulés, les anciens sites d'essai et installation secrètes de Nouvelle Zemble, du Kazakhstan, d'Alaska, du Nevada, du Tibet, du Pacifique, du Sahara, du Pakistan, les anciennes décharges publiques pleines de montres au tritium ou au radium, tout cela fuyait sourdement sans que personne ne puisse rien y faire, et la radioactivité des océans avait augmenté au point que les produits de la pêche étaient devenus invendables. Le sentiment le plus partagé à propos de l'aventure nucléaire était une immense impuissance écoeurée.
Apprenant sa condamnation, Liu fut d'abord très abattue. Elle ne pourrait pas mener à terme son projet d'atteindre les états de conscience les plus élevés. Puis elle se reprit. Elle vit Sangyé Tcheugyal, pour la dernière fois, car il partait en retraite pour quelques mois. Il lui confirma que tristesse ni rage n'étaient d'aucune utilité, et n'aboutiraient qu'à détruire ses réalisations encore fragiles. Il lui fallait accepter la situation, accepter qu'il en fût ainsi. Méditer sur l'impermanence (note 14), sur les situations douloureuses (note 25), méditer sur le Lamrim (note 24).
Quand Liu fut incapable de marcher, Steve l'emmena aux Etats-Unis. Il lui montra le Grand Canyon du Colorado, et quelques autres merveilles naturelles qu'elle avait toujours souhaité voir, poussant lui-même sa chaise roulante, voire la portant dans les sentiers escarpés. Puis ils se rendirent à l'Institut Aria Tara, un grand centre Bouddhiste de soins palliatifs. Chacun connaît maintenant bien les soins palliatifs, qui tendent à redonner toute sa dignité au mourant, en lui épargnant toute forme de souffrance, dans un accompagnement humain jusqu'à la porte de l'au-delà. Les premiers lits de soin palliatifs dans un contexte strictement Bouddhiste étaient apparus en 2008, au Monastère Nalanda, à Lavaur, France. Curieusement c'était aussi la ville où avait été écrit le livre «Epistémologie Générale». Dans un contexte Bouddhiste, l'effet des soins palliatifs était multiplié par dix ou par cent, parce que les Bouddhistes, la mort, ils connaissent. Et ils disposent d'une incroyable variété de techniques pour cette situation, tant pour le mourant que pour sa famille et son entourage, et ce jusque bien après la porte de l'au-delà.
Autant le dire tout de suite: l'Institut Aria Tara était un lieu incroyable qui prenait toutes nos certitudes à rebours, où l'émerveillement était monnaie courante, et les vrais miracles assez fréquents. Combien de familles y rentraient en pleurs, avec un des leurs malade ou déchiqueté par un accident, et ressortaient quelques jours après, les yeux ailleurs, parfois un ineffable sourire aux lèvres, après y avoir transformé cette douloureuse expérience en source de puissance spirituelle. Tous ressentaient vraiment que la mort n'est qu'un passage, un fantastique aiguillage où toutes les destinations sont possibles. Et vu le nombre de mourants à l'Institut, les «aiguilleurs du ciel» avaient une activité débordante, de jour comme de nuit. Il n'y avait aucun répit, et à toute heure les couloirs étaient parcourus de robes rouges ou de pratiquants laïcs, et les temples voyaient cérémonies sur cérémonies, parfois sans même prendre le temps de balayer entre. Le Temple de la Mort, comme on l'appelait, était en fait une puissante usine à apprendre à vivre, parcourue de tuyauteries et bourdonnante de mantras.
L'institut était très vaste, comprenant plusieurs grands bâtiments vitrés dans un immense parc arboré, niché parmi des collines verdoyantes des Monts Ozark. Il y avait tellement de monde qu'un crématorium y opérait continûment, un peu à l'écart, et certains esprits forts se croyaient pour cela autorisés à de très désobligeantes comparaisons. Mais pour les gens de l'Institut, il avait simplement sa fonction, comme tous les autres bâtiments.
Chaque mourant avait une chambre insonorisée, et les familles pouvaient aussi loger à proximité, ou dans la chambre même. Les lits étaient tous sur roues, avec même un moteur électrique, emportant avec eux tout le nécessaire, affaires personnelles, perfusions, etc. Cela permettait d'amener les malades dans les temples, où des services avaient lieu 24 heures sur 24, ou dans des salles de discussion, témoins de tant de drames individuels transformés en révélations sur le sens de la vie.
L'immense hall d'entrée ressemblait à un hall de gare ou d'aéroport, sauf les statues des Bouddhas dans le fond. Et cela donnait effectivement la même impression qu'un hall d'aéroport, un lieu avec une quantité de destinations, où d'innombrables vies se croisaient et repartaient. Un aéroport avec seulement des envols, jamais d'arrivées... Steve fut tout d'abord abasourdi par le tourbillon de vies, de drames et d'émerveillements qui animait en permanence les vastes couloirs. Un lit passait, avec un malade gémissant, ou un blessé accompagné d'une famille éplorée. Des gens discutaient avec animation de leur drame ou de leur soudaine compréhension. Parfois on voyait un lit dont l'occupant était recouvert d'un drap: lui connaissait la suite. D'autres gens semblaient comme perdus dans un rêve, errant apparemment sans but dans les larges corridors vitrés, occupés seulement a absorber la fantastique énergie de vie de ce lieu. Parfois on venait même pour... se marier, et un projet sérieux était d'installer juste en face un hall d'arrivées, c'est-à-dire un lieu de naissance.
Plus de douze Lamas permanents et des dizaines de pratiquants instruits animaient l'Institut, par roulement 24 heures sur 24, de sorte qu'ils étaient toujours là, toujours disponibles. De nombreux pratiquants visitaient aussi l'Institut, simplement pour trouver inspiration dans cette extraordinaire ambiance, ou recevoir un peu de cette formidable énergie.
Bien entendu l'Institut était ouvert à tous, quelle que soit la religion, et il arrivait souvent que des malades demandent que leurs derniers instants soient en compagnie d'un prêtre, d'un rabbin ou d'un imam, qu'ils pouvaient également rencontrer sur place. Et pas n'importe lesquels, des personnages également puissants et hors du commun, à qui la rumeur attribuait aussi d'étranges exploits. En tout cas, et contrairement à tout ce que certains auraient pu imaginer, ils formaient avec les Lamas une équipe très unie. Le centre était Bouddhiste, mais les mourants étaient ce qu'ils voulaient.
Liu demanda à rester dans sa chambre insonorisée. Elle préférait consacrer le peu de temps qui lui restait à sa pratique. De toute façons, maintenant, même parler lui devenait difficile, et elle se contenta de visualiser ses mantras, les yeux plongés dans ceux de son mari. Elle était parfaitement lucide, sans souffrance, mais de plus en plus fatiguée, l'esprit vide, incapable même de rêvasser. Rapidement elle dû porter en permanence un masque à oxygène, spécialement conçu pour ne pas cacher les expressions du visage. Steve dormait dans la même chambre, mais dans un lit séparé. De toute façon elle ne pouvait plus le recevoir dans son lit à elle.
Ainsi Liu passait de longues heures sans penser. Elle tentait de transformer cet état en contemplation de la vacuité, de le voir comme une forme de sérénité, de détachement. Ce fut bien ce qui arriva: les pensées parasites, au lieu de s'imposer, se dissipaient spontanément. Mais elle dû quand même demander à Steve de réciter le mantra pour elle. Petit à petit Liu se sentit flotter dans une sorte de lumière agréable, avec quelque part à ses côté une douce présence... Déjà la chambre commençait à s'effacer à ses yeux, sans qu'elle n'ait d'effort à faire pour cela, et sans que cette vision ne revienne immédiatement quand elle y pensait. Cet état est très propice aux visions proches de la mort, ou aux expériences extrasensorielles. L'utiliser habilement, à la manière des grands méditants Bouddhistes, permet surtout de réaliser la nature ultime de l'esprit et d'attendre très rapidement les plus hauts états spirituels.
Quand Steve sentit que ce n'était plus qu'une question d'heures, il vint lui tenir la main, pour ne plus la lâcher. Elle semblait fixer un point au plafond, derrière Steve, souriant comme une fille timide. Elle parvint encore à murmurer: Daka, daka, daka, toujours souriante, le regard au plafond (C'était un plafond ganzfeld, spécialement conçu pour favoriser ce genre de visions juste avant la mort, blanc, concave, très lisse, discrètement éclairé d'une couleur qu'il était possible de choisir). Elle demanda un des Rinpochés, pour faire le transfert de conscience, ou Powa. Comme il ne pouvait pas attendre tout ce temps, les infirmiers installèrent un télé-moniteur cardiaque. Cela permit au Rinpoché d'arriver environ un quart d'heure avant, accompagné d'un médecin et de trois autres moines ou yogis, dont deux Noirs, pour commencer immédiatement à débiter des mantras avec une incroyable rapidité.
Steve sursauta violemment quand le Rinpoché hurla le mantra du Powa. Liu sembla sursauter elle aussi. Puis ses traits se détendirent. Quelques gouttes de sang apparurent sur l'oreiller blanc. Le tracé sur l'écran du moniteur s'arrêta. Le médecin débrancha l'oxygène sans plus de cérémonie, enleva le masque, et commença à remplir le certificat de décès. Liu était maintenant belle comme une jeune fille. Les quatre religieux continuèrent environ dix minutes à murmurer précipitamment des mantras, en changeant plusieurs fois brusquement de débit et de ton. L'un des deux yogis noirs, en particulier, semblait exprimer une grande puissance en déclamant autoritairement son texte. Puis ils se turent tout aussi soudainement, sans concertation, l'air soulagés comme après un effort. Le Rinpoché se tourna, souriant, vers Steve: «C'est très bien, elle a obtenu le paradis de Tushita». Puis ils sortirent rapidement.
Steve leur en voulut d'avoir été aussi brefs et pressés. Mais ils avaient énormément de travail. Certains mourants hurlaient et se débattaient pendant des jours avant d'accepter la situation, et il fallait longuement les cajoler, alors que Liu était déjà prête depuis des années, vingt minutes de prières avaient suffit pour elle.
Mais Steve était surtout frustré. Lui, le scientifique, n'avait à se mettre sous la dent qu'un petit sourire, quelques mots marmonnés par Liu, suggérant qu'elle avait eu quelque vision, et cette déclaration: «Elle a obtenu le paradis de Tushita». Il se rappela les paroles de consolation conventionnelles, sans fondement, que prononçaient automatiquement les religieux hypocrites d'autrefois, pour faire croire qu'ils avaient des pouvoirs. Et il n'avait plus devant lui que ce corps inerte, déjà étranger. Presque automatiquement, il tira le drap sur le visage.
Puis Steve se sentit soudain lui aussi très fatigué: il n'avait pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures. Il s'allongea sur son lit, sans même se déshabiller, et s'endormit instantanément.
Il flottait, dans une sorte de vide bleu-vert. Soudain, une chaleureuse lumière perça ce voile, le déchirant et le rejetant au loin...
...Liu était devant Steve, souriante, plus belle que jamais, comme si elle n'avait que dix-huit ans, juste vêtue d'une jupe bleu clair et d'un collier de petites fleurs roses.
Autour d'elle s'étendait un paysage de rêve...
Arbres en fleurs, montagnes bleues en pain de sucre, rivière de jade, avec une subtile mélodie venant de nulle part....
Elle ne parlait pas, souriant seulement à Steve, d'un sourire qui disait:
«Regarde comme la vie est simple».
Puis apparut une grande nonne joyeuse de vivre, avec quelques mèches de cheveux à moitié coupés.
Elle lança en riant à Steve:
«Eh, le scientifique! Regarde, aux portes de la mort le miracle est une expérience scientifiquement reproductible».
Puis Steve se réveilla.
Un rêve. Ce n'était qu'un rêve. Il ne pouvait pas en être autrement. Il n'y avait ici que le corps inerte de Liu. Steve, pratiquant débutant, ne pouvait pas avoir eu une vision de Tushita, cela est réservé à des maîtres avancés. Et puis ce n'était pas une preuve, son esprit pouvait très bien avoir créé lui-même ce genre d'images, dont les films bouddhistes sont bourrés.
Le jour commençait à se lever. Steve avait vécu ces derniers jours hors du temps, et, ouvrant les volets qui isolaient complètement cette chambre du monde, il reprit contact avec les arbres, les fleurs et le rythme du Soleil.
Un petit bip indiqua que quelqu'un demandait à entrer. Machinalement Steve appuya sur le bouton d'accord, bien qu'il n'était pas lavé, et que ses habits fussent tout fripés.
Une table de desserte entra, poussée par une grande nonne aux cheveux coupés au sécateur.
«Mais vous êtes... fit Steve, stupéfait.
-Je suis moi, tout simplement», répondit la nonne du rêve de Steve, qui amenait un petit déjeuner bien réel. Pour Steve, elle semblait flotter, comme dans le rêve… Elle n'était pas très jolie, avec son visage triangulaire, sa grande bouche, sa tignasse, et la voix un peu éraillée de ceux qui ont trop ri et trop crié. Mais sa chaleur et sa sympathie rendaient sa compagnie fort agréable.
«Ah, ces scientifiques, toujours à demander des preuves» Elle s'assit sur le lit, à côté de Steve.
«Ce n'est pas possible, j'ai dû vous voir dans le couloir, et inconsciemment le rêve a...
-Pas du tout. Je suis de garde depuis trois semaines dans les temples de l'étage supérieur, là où le public n'a pas accès. Vous ne m'avez jamais rencontrée. Je suis descendue spécialement pour vous, pour confirmer ce que vous avez vu. Puisque vous avez encore besoin d'une preuve matérielle, malgré vos années passées à Shédroup Ling, avec votre maître Bouddha du Dharma Vainqueur. (Sangyé Tcheugyal). Si vous êtes si viscéralement opposé aux miracles, c'est pas étonnant qu'ils se planquent tous quand vous arrivez.
-Mais comment savez vous que...
-J'espère que cela vous apportera la foi. La foi qui crée la réalité, la foi qui crée la liberté infinie, alors que la science ne fait que l'observer, la figer, la banaliser, la dessécher, la mortifier. L'univers est essentiellement un miracle. Ce qui empêche le miracle de se manifester dans la vie quotidienne est exactement le même phénomène que la décohérence (note 26) qui empêche vos états quantiques de se manifester dans le monde ordinaire, mais dû à la croyance dans la réalité matérielle absolue, dû au mental qui sans arrêt fait des interprétations et ramène toujours tout à du... Eh mais où est-ce que je vais chercher tout ça, moi, je ne vous connais même pas.
-Euh...
-Oui?
-Croyez-vous que je puisse retrouver ma femme à Tushita?
-C'est possible. Tout dépend de votre karma. En tout cas ne cultivez pas d'attachement à cette idée, c'est le meilleur moyen de faire foirer votre plan.
-Et...
-Oui?
-Pensez-vous que...
-Oui?
-Qu'il soit possible...
-De?
-De euh...
-De euh quoi?
-Qu'il sera possible de faire l'amour avec ma femme, à Tushita?
-HA HA HA HA HA!» s'esclaffa la nonne inconnue, en posant familièrement la main sur l'épaule de Steve. Ce dernier appréciait ce genre de démonstration affective de la part d'une nonne, car elle était dépourvue de tout sous-entendu de drague.
«Ça doit être possible... Tout dépend de votre karma. Et à mon avis vous avez plus de karma que moi pour ce genre de choses! Mpfff hi hi hi! Il est trop, lui alors!
-Vous êtes Tibétaine?
-Moi? Pas du tout. Il n'y a personne de Tibétain, ici. Je suis une fille du Texas, chanteuse de country avant de devenir nonne. Jamais foutu les pieds au Tibet, ni même en Asie. Nous avons maintenant tout ce qu'il faut comme maîtres et comme monastères ici, aux United States. A part les mantras en sanscrit, tous les rituels et les enseignements sont maintenant en anglais. Nous avons créé le AmB, le American Buddhism! En plus des qualités insurpassables que le Bouddha lui a conféré, il a aussi hérité de toutes les abominables tares de la culture US, ha ha ha!
«Votre femme m'a dit un truc: elle sait que vous aurez encore besoin d'elle. Alors elle viendra à chaque fois que vous le demanderez. Mais ne le demandez pas trop souvent, ou pour des conneries. Sinon ça sera de moins en moins fort.
«Vous pourrez même faire l'amour, si vous voulez.
-Hein?
-Ben oui, hi hi, puisque vous pensez qu'à ça.
-Mais comment...
-Simple: vous faite votre méditation, comme d'habitude. Vous la visualisez comme votre compagne divine, en union, comme vous aviez l'habitude de faire. Et vous pensez qu'elle va vous envoyer l'énergie, comme elle le faisait avant. Puis rien, vous faites le vide mental, sans attachement ni attente. Oui, essayez, vous verrez.
«Vous savez, elle n'est pas morte, elle est simplement dans un autre état de conscience. Et le machin qui reste, là, on va le brûler, parce que c'est pas hygiénique.» Et elle décocha un peu cérémonieux coup de pied vers le lit mortuaire, qui en avança de cinquante centimètres sur ses roulettes, faisant brinquebaler la potence à perfusions et le tube à oxygène.
«Comment vous appelez-vous?
-Celle du rêve. Ça suffira comme nom, pour vous. Peut-être que je n'existe même pas, comme un véritable rêve. Bon, je dois retourner à mon service, y en a encore au moins cinquante autres qui attendent de clamser aujourd'hui. Adieu, scientifique!» et elle repartit en chantonnant joyeusement son mantra, son rosaire se balançant autour d'elle, tandis qu'une mèche qui avait échappée au sécateur se promenait sur sa nuque.
Steve absorba son petit déjeuner sans penser. Puis il fit sa valise et il quitta la pièce avec réluctance, après un dernier regard sur la silhouette sous le drap. Effectivement, il n'y avait plus là qu'une chose, rien qui soit sa femme.
Il passa au temple, et fit une bonne offrande, que personne ne contrôla. Puis il passa au secrétariat, pour annoncer que la chambre était libre, et qu'ils pourraient emmener le corps au crématorium, après les trois jours réglementaires. Cela se ferait très rationnellement: le lit à moteur irait jusqu'à l'entrée du four, et le corps y serait basculé avec toute la literie, ce qui supprimait tout problème de nettoyage et d'hygiène. Ces Lamas américains avaient vraiment l'esprit très pratique.
Il retraversa le grand hall d'entrée, et comprit que, malgré toutes les apparences, c'était AUSSI un hall d'arrivée, vers tout le temps qui lui restait encore à vivre, vers tout ce qui vaut la peine de vivre pour. Bien sûr, fit silencieusement le grand Bouddha du fond, en souriant, un reflet de lumière dans les yeux.
Dans l'avion qui le ramenait vers San Francisco, Steve eut le temps de penser à nouveau par lui même, une fois sorti de l'incroyable aura magique de l'Institut Aria Tara. Mais le rêve le poursuivait, d'une douce vibration, comme une musique dont le son s'est éteint, mais dont la beauté reste dans notre cœur…
Steve pensa à sa femme, Liu, qui aurait pu encore vivre trente ans, ou plus. Lui même n'avait que cinquante huit ans, et des années encore de vie active devant lui. Cela était arrivé à cause de...
Il était assez difficile pour ces gens du début du 22ème siècle de se représenter ce qu'avait pu être ce 20ème où à la fois tant de progrès et tant de barbarie avaient été possibles. Que l'uranium était une arme de génocide était connu depuis 1943, par les recherches du projet manhattan. Répandre de la radioactivité ne pouvait servir aucun but, même pas militaire, puisque l'effet en est différé, et réparti sur le monde entier, victimes comme attaquants. Simple acte de démence, d'individus inconscients et conditionnés par des idéologies monstrueuses. Et c'était à cause de ces dingues que sa femme Liu... Ah si Steve avait eu en face de lui ces militaires tarés, ces espions paranoïaques, ces politiciens cyniques et irresponsables, ces scientifiques dévoyés, ces idéologues menteurs et manipulateurs, ces affairistes pourris, comme il leur aurait écrasé la figure, cassé les dents, flanqué des grands coups de pied dans les... Mais comment faire, avec des ennemis morts depuis si longtemps? De ne pouvoir ainsi attraper personne rendait Steve encore plus en colère, et son voisin commençait à le trouver bien agité.
Soudain Steve sentit une présence, comme quand Liu était encore avec lui. Cette présence si intense et si particulière qu'elle avait quand elle rentrait de retraite. Une image apparut dans l'esprit de Steve. La Liu souriante qu'elle avait vue dans le rêve de Tushita.
Et toute colère se dissipa dans l'esprit de Steve. Le sourire de sa bien-aimée exprimait une évidence: la colère était inutile. La seule chose vraiment pertinente à ce moment était la compassion, voire la pitié pour ces êtres abjects, qui, en ce moment même, souffraient abominablement dans les enfers, les terrifiants enfers de feu des haineux et des violents, ou les atroces enfers glacés des menteurs et des manipulateurs, où les chairs éclatent sous le gel sans qu'aucune mort ne vienne mettre fin à ce tourment.
Cette vision de Liu était-elle réelle, ou n'était-elle qu'une illusion créée par son propre esprit? En tout cas cette illusion était vraiment très intéressante, car elle avait beaucoup de choses profondément vraies à lui apprendre.
Steve n'avait maintenant plus qu'un sentiment en tête: de la pitié pour ces êtres qui avaient créé tant de souffrance sur Terre, et qui récoltaient maintenant les fruits empoisonnés de leur folie, dans les profondeurs infernales de leurs cauchemars d'outre-mort. Un sort finalement bien pire que le sien ou que celui de Liu.
Steve n'eut soudain plus qu'une envie: entreprendre des retraites lui aussi. Oui, c'est cela, dès qu'il serait rentré à Lhassa, il verrait pour terminer son travail scientifique et se consacrer définitivement à la pratique spirituelle, la seule chose qui compte vraiment, en définitive. En espérant que l'image de Liu reviendrait le soutenir souvent...
Un léger bip avertit Steve qu'il avait reçu un courriel urgent.
«J'espère que votre retraite à Aria Tara avec votre femme s'est bien déroulée. Prenez contact avec le directeur Rolf Gensher, au centre Shédroup Ling de Californie, immédiatement à votre arrivée à Frisco. Signé: Sangyé Tcheugyal».
Steve fut très étonné. Tcheugyal n'avait pas du tout l'habitude d'interférer dans ses activités professionnelles à Shédroup Ling. Et en plus il était en retraite. Il fallait donc qu'il ait quelque motif exceptionnel, comme lors de l'affaire de Dumria.
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux (Sauf indication contraire).
Modified in 2024
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