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Lokouten        Chapitre 14       

 

Chapitre 14
Ça y est ça bastonne

 

 

Steve ne s'était même pas posé de question. Il rejoignit son propre caisson d'isolation sensorielle, et il s'enferma dans l'obscurité, seul avec sa détermination.

Il fit toutes les méditations qu'on lui avait expliquées, mais cette fois pour lui même, sans penser à Liu. Il sentit sa présence par moments, mais maintenant c'était elle qui l'aidait de sa douce compagnie. Il sentit aussi une autre présence, mais ce sont des choses qui arrivent souvent en méditation, aussi Steve n'y prêta pas attention.

Enfin l'heure vint, signalée par un léger bip sonore.

Pendant quelques minutes, Steve ne remarqua rien de spécial; il finit par craindre de rester là sans aucune utilité, alors que les autres seraient déjà partis.

Mais il sentit soudain l'aura de paix des Gardiens Cosmiques.

Il fit encore une fois la visualisation, et il se retrouva sans transition accroupi dans ce qu'il pensa d'abord être un tombeau, ou le dessous d'une auge retournée. Très rapidement la sensation évanescente devint une solide réalité matérielle. Il tenta de se redresser, mais cet endroit était vraiment bas de plafond, comme un souterrain. Tout au plus pouvait-il se mettre à quatre pattes. Autour de lui il entendait des chocs et des raclements de métal...

 

Les trois techniciens de Vilayah, à l'abri de leur bunker, assistaient, eux, à une scène dantesque: les huit gigantesques robots semblaient s'éveiller d'un mauvais sommeil, titubant comme des ivrognes, dans une confusion de bruits mécaniques et les sifflements de vérins électriques. Le hall n'était pas assez haut pour leur permettre de se tenir debout, aussi les têtes heurtaient-elles le plafond avec des chocs sourds suivis de dégringolades de gravats. Dans sa cabine, Nips, secoué comme un prunier, s'accrochait désespérément à son siège, sans plus faire aucun signe de victoire. Bien entendu une des passerelles se brisa net et dégringola par terre dans un tintamarre de ferraille. Un des trois techniciens s'aperçut qu'une commande permettait de les rétracter, et ainsi il sauva les autres passerelles.

Puis soudain le hall s'emplit de lumière, et... tout disparut, ne laissant que le hall vide et le bruit du vent, avec la passerelle naufragée par terre.

 

Steve voyait maintenant de la lumière. Il pu se tenir debout. Puis sa vision s'accoutuma. Il mit un moment à comprendre la scène. Il était bien debout, et d'autres silhouettes humaines se tenaient à côté de lui. Mais ces silhouettes étaient formées de poutrelles métalliques trapues, comme des grues ou des pylônes électriques. A ses pieds, il y avait de l'herbe; mais une curieuse herbe, ressemblant à des brocolis. Plus loin se trouvaient des maisons, ou plutôt des maquettes. Oui, des maquettes, comme si il marchait dans un réseau de trains électriques miniatures, avec des petits arbres et des maisons jouet.

Un moment, il resta sans trop savoir ce que tout cela signifiait, sans se rappeler ce qu'il faisait là, avec juste le sentiment d'une tâche urgente à accomplir. Comme sa vision s'affinait, il trouva ce paysage désagréablement réel: les murs étaient tachés de mousses, des cochons gros comme des souris s'agitaient dans leur parc, des déchets encombraient les cours boueuses, des chemins sinuaient dans l'herbe parsemée de couleurs différentes.

Puis il les vit. Des petits êtres humains, hauts comme une mandarine, qui courraient affolés comme si il avait ouvert un nid de fourmis. Et il entendait maintenant leurs cris menus, puis un bruit de circulation de voitures, curieusement atténué.

Puis Steve se rappela ce qu'il était venu faire ici: il était sur Ouarkatan. Incorporé dans un immense corps mécanique. Il était dans une ville, passablement laide, sorte de caricature de la Rome antique qui serait en plus affligée de toutes les tares réunies du Moyen Age et du monde moderne: cours remplies d'ordures, ruelles étroites avec des ruisseaux au milieu, porcs et fumier dans des soues, toiles crasseuses de fils électriques, murs de parpaings ou de béton brut, bruits de moteurs et de ferrailles, et une atroce cacophonie de musique punk et rap qui émanait de chacune des masures, se continuant à l'identique d'une rue à l'autre comme si elle était l'esprit de ce monde.

Steve avait les pieds dans ce qui semblait être un jardin, avec des arbres, des parterres de fleurs et des fausses ruines, entourant une maison blanche à colonnades et rehauts de briques rouges, petit oasis de beauté et de sécurité appartenant probablement à quelque citoyen fortuné. Des femmes et des enfants affolés, esclaves ou famille du maître, couraient vers la maison. C'était ainsi, Ouarkatan, un monde de laideur et de cruauté, mais où la beauté luttait quand même pour exister, cachée derrière de hauts murs gris comme une chose honteuse.

La première sensation de Steve fut d'être vulnérable et en danger: il était sur une planète où toutes les cruautés étaient possibles à chaque instant. Mais en même temps il ne risquait rien, car, même au cas où son corps métallique était détruit, il se retrouverait simplement sur Terre dans son corps de chair.

Apparemment Steve maîtrisait assez bien la situation; mais ses compagnons n'avaient pas tous autant de chance, et deux se débattaient en tentant de se relever, écrasant les taudis comme si ils n'étaient que des cageots.

Au bout de quelques minutes, ils purent se tenir debout et contempler l'endroit où ils se trouvaient. C'était une ville, apparemment immense. Ils étaient près d'un vaste complexe de bâtiments sans fenêtres, couverts de tôles galvanisées, entourés de murs, de barbelés et de miradors, surmonté d'immenses enseignes au néon, tags déments aux pointes agressives comme si ils tentaient de crever tous les yeux. Ils reconnurent un des palais impériaux, probablement le plus grand. Mais vu à l'oeil, en couleurs, il était encore bien plus affreux qu'au télescope quantique, immense boîte fermée dont les murs étaient couverts de tags horribles, mêlant le noir d'enfer et les bruns putréfiés aux tons les plus criards, dans d'incroyables représentations de visages difformes et grimaçants. L'effet était proprement sidérant, une véritable provocation démoniaque, assénée avec toute la force implacable d'une grande institution d'état. Ces bâtiments se touchaient, sans laisser de rues entre eux, et le peu d'espace entre les murs et l'enceinte barbelée s'encombrait d'objets grotesques, rebuts de décors d'un théâtre tératologique.

Autour de ce lieu de cauchemar rayonnaient de vastes avenues, percées dans de mornes étendues grises de taudis coupées de longues barres d'insulae-HLMs, d'où émergeaient ici et là des usines, d'immenses stades ou des amphithéâtres. Plus loin, on reconnaissait facilement les tours de refroidissement et les corps de réacteurs d'une centrale nucléaire, à peine plus laids que sur Terre, ainsi que des raffineries dégageant d'épaisses fumées noires s'étalant dans le ciel en un immense dais funèbre. L'horizon était invisible, et les lointains s'estompaient dans une brume jaunâtre de pollution, sans laisser voir de fin à cette effrayante mégapole, comme si elle était un enfer occupant tout l'univers. Le bruit de cette cité ressemblait étonnamment à celui d'une grande ville terrienne, fait de moteurs de voiture, de concerts d'avertisseurs et des pétarades lancinantes de milliers de mobylettes (les esclaves n'ayant pas le droit de se servir d'une voiture, même pour leur travail). Mais dans cette cacophonie même on croyait percevoir en plus un battement rythmique précipité, sans source discernable, comme une immense machine cachée ou un coeur affolé, plus une rumeur confuse évoquant des hurlements de milliers d'enfants terrorisés, assourdie et indistincte dans le lointain. C'était aussi violent et angoissant qu'une scène de torture. La vibration délétère de Ouarkatan, la terreur noire...

Ce que Steve ignorait, c'est que, dans la cabine qui lui servait de tête, Nips, tétanisé, cramponné à son siège malgré le harnais, recevait cette terrifiante vision en plein dans ses yeux et son coeur de chair! Qu'il vienne à tomber, et il se retrouverait prisonnier de Ouarkatan, condamné à se cacher, affamé, réduit en esclavage, prisonnier des vivisecteurs déments... En plus au moindre geste de Steve sa tête et ses bras ballottaient douloureusement; il arriva tout juste à boucler les dernières sangles qui maintiendraient son crâne dans une position à peu près confortable. En réalité Nips ne risquait rien, car bien entendu les Gardiens Cosmiques avaient remarqué sa présence, et une sphère de lumière blanche l'entourait sans qu'il ne s'en rende compte. Mais c'était lui qui était venu là sans leur permission, alors les Gardiens le laisseraient assumer jusqu'au bout cette étrange et terrifiante expérience...

«Steve?» «Steve?» Steve prit conscience d'une voix anonyme et synthétique qui l'appelait par son nom, dans sa tête, comme par télépathie. «Tcheugyal à Steve. Steve, si vous m'entendez répondez en commençant par votre nom». Les multivators communiquaient par radio, mais ils ne percevaient que des voix de synthèse, neutres, sans timbre personnel. Aussi il leur fallait commencer toutes leurs phrases par leur nom, comme dans un entraînement militaire. C'était étrange, car Steve tentait de parler, mais il ne sentait pas de bouche lui obéir, juste une voix inconnue dans sa tête exprimait ce qu'il voulait dire. Il mit une bonne minute à comprendre que c'était sa propre voix, directement traduite de la pensée en sons par un synthétiseur électronique, au cœur de son cerveau artificiel. Deux autres voix parlaient dans la langue dumrienne d'Antus, mais il comprenait parfaitement ce qu'elles disaient. Une dizaine de minutes furent encore nécessaires, avant que tous soient en état de communiquer normalement.

Soudain se firent entendre de curieux craquements: des militaires, de la taille de petits soldats de plomb, leur tiraient dessus au fusil. C'était plutôt comique, car les balles ne pouvaient rien contre les puissants multivators d'acier aux vitres blindées, construits pour défoncer les rochers dans les épouvantables tempêtes du Thoradra. Mais un vrombissement croissant annonçait une menace nettement plus sérieuse: des chars d'assaut leur arrivaient dessus. Ils semblaient des chars jouets, mais leurs obus n'étaient pas des jouets, et eux pouvaient percer les blindages des multivators.

«Tcheugyal à tous. Il faut commencer notre travail sans traîner, sinon on va perdre nos machines. Rentrons dans le palais, là ils n'oseront pas tirer, de peur d'atteindre leurs maîtres.» Steve aurait été bien incapable de dire lequel des multivators était Tcheugyal. Mais il lui semblait bien que l'un d'eux manifestait l'assurance souple et décontractée du Lama, celui avec des motifs de fleurs bleues.

Steve fit bien attention de ne rien abîmer dans le jardin où il se trouvait, seul endroit harmonieux dans ce monde de laideur et de bruit. Puis il s'avança dans l'hideux bidonville de béton, aux baraques empilées en dépit du bon sens, qui devaient abriter la lie des esclaves. Il n'avait guère le choix, et, d'une façon ou d'une autre il lui fallait marcher sur des maisons. Et sur des innocents... Steve fixa sa pensée sur les Gardiens Cosmiques, les implorant de le guider au mieux... La première cabane s'écrasa comme un jouet, mais il n'entendit aucun cri. Il continua, posant autant que possible son pied dans les étroites ruelles, mais il y avait toujours un mur à s'effondrer, ou des cordes à linge bariolées qui s'emberlificotaient autour de ses pieds. Soulagé, Steve sentit soudain comme un guidage, qui détourna son pied d'un endroit particulier. Aussi il se prit à avancer un peu plus vite, pulvérisant les taudis, tandis qu'un nuage de poussière s'élevait sur son passage. Avec la masse de l'énorme machine, il avait l'impression de se mouvoir à gestes lents, comme s'il marchait dans l'eau, mais ses pas étaient assez puissants pour sauter d'une maison à l'autre.

La marche fit à Nips l'effet d'être dans une machine à laver. C'était proprement sidérant, il entendait le puissant grondement de la mécanique sous lui, plus un concert de sifflements de vérins. Le choc sourd des énormes pieds d'acier sur le sol se répercutait en vibrations jusque dans son échine. Quelle machine effrayante, ils étaient vraiment non-sensés ces gens de Sol Majeur qui s'en servaient pour travailler!

Steve ne prit même pas la peine d'enjamber les murs et les barbelés. Que voulez-vous, il avait une sainte horreur de tout ce genre de choses, et il commençait à être sérieusement énervé de voir cette soldatesque hargneuse crier et s'agiter sur son passage. Alors il abaissa la main pour cueillir un mirador, comme une mauvaise herbe. Mais il entendit un cri de terreur... féminin! Eh oui, l'armée ouarkienne comptait autant de femmes que d'hommes! Pas sexistes, au moins, ces gens, mais dans son monde cruel la soldate ne comprit jamais le scrupule qui retint la main de Steve.

Le palais rayonnait autour de ce qui avait dû être sa fondation, il y a deux millénaires. Il restait de cette lointaine époque de lumières un bâtiment de style classique, à rangées de doubles colonnes et frises sculptées. Il ressemblait à un temple grec, mais circulaire, avec un dôme central et quatre absides en croix. Il avait dû être élégant, mais aujourd'hui son marbre blanc pourrissait sous les pluies acides, sans aucune tentative pour le préserver. D'autres bâtiments de pierre ou de brique l'entouraient, de facture plus récente, genre usine du 19eme siècle, également fort décrépits. Enfin d'immenses hangars aux toits plats en tôle ondulée, comme une usine ou un supermarché, s'étendaient sur plusieurs kilomètres carrés, sans aucune porte ou ouverture, sans rues entre, juste une gare de camions semi-remorques pour y amener les marchandises dont il se gavait. Mais pour Steve et nos amis, ils ne faisaient que cinquante centimètres de haut, et ils avaient à peine besoin de lever les pieds pour écraser ces structures creuses horriblement bariolées.

«Tcheugyal, des Gardiens, à tous. On casse tout.» Pour une fois l'avis du Lama était accessible même aux moins intellectuels! Alors tous les huit commencèrent à piétiner à qui mieux mieux, et chaque coup de pied dévoilait un monde étrange et grimaçant, encombré d'incroyables décors de carton, où des créatures à forme humaine, aux habits et aux chevelures déments, s'enfuyaient en poussant des cris hideux, plus de rage de voir leur débauche interrompue que de terreur. Des fumées d'incendie commencèrent à s'élever, mais même les flammes ne pouvaient rien contre les puissantes machines dumriennes. Steve trouva un transformateur d'alimentation électrique, qu'il fit tomber de son châssis d'un coup de pied. Les fils d'arrivée de la haute tension fouettèrent l'air et faisant exploser des arcs électriques. Instantanément l'horrible borborygme musical s'éteignit, et ils en éprouvèrent tous un très réel soulagement. Un des multivators (Steve sut après que c'était celui de Niels) semblait s'acharner particulièrement sur les immenses tags en néon, bien que ce ne fut pas du tout leur objectif principal. Un autre pilonnait méthodiquement avec une sorte de rage froide, c'était Mme Eraert, vraiment pas commode quand on la cherchait.

Nips, lui, n'en menait pas large; l'inconfort de la marche n'était rien à côté de la danse destructrice du multivator en furie. Il voyait des débris de poutrelles d'acier et de tôles voler autour de lui, tandis qu'une odeur d'incendie commençait à gagner la cabine malgré la ventilation coupée. Un moment il craignit que les circuits électriques de la machine ne fussent en train de brûler; mais cette odeur venait de dehors, épouvantable mélange de PVC brûlé et d'autres plastiques toxiques qui abondaient dans la cité de la folie. Le feu gagnait dans les décors de théâtre avec une incroyable rapidité; certains semblaient même littéralement exploser en s'embrasant d'un seul coup.

«Ulrike à tous. Les labos sont là. Les archives et les serveurs informatiques sont dans une cave, il faut d'abord déblayer les bâtiments au dessus». Elle se tenait parmi des pylônes de radio et d'appareils de télécommunication, qu'elle commença à jeter bas d'un revers de main. Ils convergèrent tous vers cet endroit, laissant des sillages de tôles fracassées, et commencèrent à repousser de côté les toitures et les murs, comme s'il s'était agit de carton et d'argile. Des bureaux et des armoires volaient et s'éventraient comme des boîtes d'allumettes, des tubes cathodiques d'ordinateurs pétaient, et il flottait partout une irrespirable peluche de laine de verre. Comme Steve se baissait pour dégager les déblais de ses mains, Nips eut une vue rapprochée de l'intérieur du bâtiment coupé en deux, plein de bureaux, de couloirs, de tuyauteries d'aération, de meubles et de machines, entre des cloisons de tôle froissées comme du papier. Il pu apercevoir de ses propres yeux les visages des terribles scientistes ouarkiens, à moins de quatre mètres. Ils avaient l'air plus humain qu'il ne s'y attendait. Contrairement à leurs maîtres débauchés, ils n'exprimaient pas quelque démence diabolique, ils étaient juste privés de tout sentiment, de toute vie, comme séniles, quoique biologiquement jeunes. Tous portaient des lunettes noires, des blouses blanches et des cheveux ras, ce qui leur donnait une expression inquiétante de savants fous, et c'est bien ce qu'ils étaient. Mais l'un d'eux avait perdu ses lunettes, et la beauté sensuelle de ses incroyables yeux étoilés rendait encore plus déplacée la vision des laboratoires de la mort. Puis, comme Steve se relevait, le bâtiment et ses occupants disparurent dans un énorme nuage de poussière. Enfin nos amis défoncèrent à coups de pieds le plafond de la cave, écrasant soigneusement son contenu. Une petite déflagration signala le départ d'un nouvel incendie.

«Tcheugyal à tous. Mission accomplie. Dangereux de rester ici, on dégage, tenez-vous debout, les gardiens vont nous prendre.»

Pendant quelques secondes, Steve pu contempler la scène d'apocalypse qu'ils avaient créée. De monstrueux panaches de flammes rouges et d'épaisses fumées noires s'élevaient maintenant des bâtiments éventrés. Des blessés hurlaient, mais avec des voix si vicieuses qu'ils n'inspiraient aucune compassion. Un avion de combat passa au dessus d'eux dans un bruit strident. Des chars et des troupes pénétraient rapidement dans le complexe impérial, mais, Steve pu s'en rendre compte juste avant de partir, les soldats massacraient les impériaux qui tentaient de fuir l'incendie! Ah, ceux là, au moins, ils n'avaient pas traîné pour saisir l'opportunité qui s'offrait à eux!

Steve aurait aimé pouvoir communiquer avec ces femmes soldats, pour comprendre leurs motivations et leurs sentiments, dans ce monde complexe, où beaucoup de choses inconnues pouvaient exister en cachette. Tout comme les aveugles qui développent un sens du toucher très puissant, les Ouarkiens les plus intelligents avaient du développer une riche culture de l'esprit, forcée de rester cachée dans des connivences, des non-dits. Ces soldates souhaitaient-elles rétablir la liberté, ou seulement prendre le pouvoir vacant? Cette question avait-elle seulement un sens pour elles, quand, dans leur langue, «liberté» signifiait «n'avoir aucune pitié»? Mais la scène disparut soudain aux yeux de Steve, qui se retrouva à flotter dans un vide blanc, sans repères, en compagnie des six autres Lokouten Puis une seconde ville apparut, avec quelques grands bâtiments anciens de style très différent, mais avec les mêmes bidonvilles et les mêmes palais de la débauche et supermarchés du cauchemar.

Il y avait plus de vingt palais impériaux sur Ouarkatan, chacun avec des laboratoires, plus six autres centres de recherche isolés appartenant exclusivement à la secte scientiste. Autant le dire, la démolition de ces kilomètres cubes de bâtiments aveugles devint vite fastidieuse, malgré toute la rage qu'ils éprouvaient en découvrant les créatures couinantes et répugnantes qui s'y terraient. Une fois Anahata atterrit près d'une raffinerie; elle donna un coup de pied dans les enchevêtrements de tuyauteries, mais là elle dû reculer, car il la gigantesque flamme qui en jaillit menaçait sérieusement le multivator. Elle pu observer plus tard cet incendie au télescope quantique; il dura plus d'une semaine, se nourrissant de réservoirs de gasoil et de grosses sphères de propane qui explosaient dans de monstrueux panaches de feu orangé. La chaleur rayonnée était telle que les bidonvilles voisins s'enflammaient à plus d'un kilomètre de là.

Ils arrivèrent aux buildings de la direction générale de la caste scientiste, qui faisaient près de trente étages, soit deux fois plus haut qu'eux, surmontés encore de hautes antennes radio et grappes de paraboles de faisceaux hertziens. Au pied, sur une vaste esplanade, une sorte de cérémonie était en cours, avec une foule soigneusement ordonnée et même des chars d'assaut à la parade. Il y avait de la musique, qui avait bien l'air d'une musique militaire, mais jouée par des instruments complètement désaccordés et en complète pagaille, comme si chaque musicien cherchait à couvrir tous les autres. Kurt marcha sur l'esplanade sans faire attention à ses occupants, et saisit les coins du building le plus proche, secouant la structure d'acier comme un poulailler. Toutes les parties bétonnées s'émiettèrent, ne laissant qu'un amas de ferraille tordue curieusement replié vers l'intérieur. Au même moment Steve attrapait par le canon les chars d'assaut qui avaient eu la mauvaise idée de parader là à ce moment, et il les lançait sur le plus haut bâtiment, dans lequel ils s'enfonçaient comme si les murs étaient faits de papier. «Voilà pour vous, bande de cafards» s'exclamait-il avec une joie vengeresse.

Mais une cinglante culpabilité l'envahit aussitôt, pour avoir osé proférer de telles paroles de haine. La compassion Steve, la Compassion! fit dans sa tête une voix qu'il connaissait bien... Liu! Eh oui, ce n'était pas parce qu'il démolissait tout à l'extérieur de lui qu'il devait aussi tout détruire à l'intérieur de lui! Cette affaire de Ouarkatan était essentiellement regrettable, mais si ils agissaient ainsi c'est parce que toute autre solution était maintenant impossible. Nips, lui, n'avait guère de questions à se poser, contemplant les larges trouées sanglantes que les pieds des multivators avaient laissées dans la foule. Nips était resté à l'échelle humaine, et ce n'était pas des cafards qu'il voyait, mais des gens. Des gens méchants et idiots, certainement, mais des gens tout de même, hurlant et courant en tous sens, comme des fourmis dans leur nid éventré. Alors il pria, pour que quelque bien puisse surgir un jour d'une telle horreur.

Comme si son regard avait changé, Steve ne vit plus des créatures caquetantes, mais des êtres humains. Idiots et méchants, sans doute, mais qui gémissaient et s'enfuyaient. A une des fenêtres, d'où commençait à se dégager de la fumée grise, une femme le regardait, en proie à la terreur de la souffrance et de la mort. Des gens sautaient par les fenêtres voisines, pour échapper aux flammes, ou par pure panique. Steve sentit très clairement une impulsion, signée des Gardiens Cosmiques: il fallait absolument la sauver, elle. Pourquoi elle et aucun autre? Aurait-elle un rôle à jouer dans la construction d'une nouvelle civilisation? Etait-elle simplement une des rares innocentes en ce lieu? Steve ne chercha pas à comprendre, il savait qu'il devait la sauver. Il posa sa main d'acier devant la fenêtre. Mais sa protégée paniquait; Steve du arracher le mur avec un doigt et introduire ce doigt dans le bureau, où d'autres créatures couinantes se tassaient dans les coins. Enfin, avec d'infinies précautions, il réussit à placer sa protégée dans une main, au niveau de son visage, formant garde-corps de l'autre main. Mais elle se débattait et tressautait comme un ver, tentant encore frénétiquement de retourner dans son bureau dévasté, au risque de se jeter dans le vide. Une soudaine intuition frappa Steve: c'était une esclave, et son maître violeur se trouvait encore dans le bureau, avec à la main un petit objet qui ressemblait à une télécommande de télévision. Avec ça, il commandait une puce RFID implantée quelque part dans le corps de la femme, lui infligeant de très douloureuses décharges électriques. Pire, un poison mortel se diffuserait automatiquement dans son sang si elle s'éloignait hors de portée du ténu signal radio. Steve finit d'arracher la façade du bureau, et il dut bien se résoudre à écraser du doigt la répugnante créature à forme humaine qui se cramponnait à sa télécommande pour torturer sa victime, comme si ce geste puéril était la seule chose qu'il importait encore de faire face à la mort inéluctable. Enfin la femme pu récupérer sa télécommande et elle revint d'elle même dans la main d'acier de Steve.

Puis le bâtiment s'effondra dans un énorme panache de poussière. Steve ne voyait guère le visage de sa protégée, mais Nips et elle eurent quelques minutes pour se regarder, dans cette situation étrange, séparés seulement par une vitre poussiéreuse. Nips vit sa terreur, mais aussi sa belle vibration, malgré son visage ridé par l'âge. Ses larges iris étoilés étaient fascinants, et le Dumrien ressentit clairement leur appel sensuel et amoureux. Les yeux étaient le principal «caractère sexuel» des Ouarkiens, mais qui appelait bien plus à l'amour romantique qu'à la seule sexualité physique. Pour un Terrien ou un Dumrien voyant seulement trois couleurs fondamentales, ils étaient déjà fort beaux; mais pour les Ouarkiens à quatre couleurs ils étaient de fascinants et irrésistibles appels à l'amour, différents pour chaque personne. Nips ne sut jamais qui était cette femme, ni pourquoi les Gardiens la voulaient en vie (Ce qui, sur Ouarkatan, n'était pas un cadeau). Elle, de son côté, ne réalisa jamais d'où venait Nips, mais son incroyable beauté dumrienne nimbée de lumière blanche psychique lui fut une splendide révélation, qui devait beaucoup l'inspirer par la suite. Sans doute pensa t-elle que c'était lui qui conduisait le multivator, mais qu'aurait-elle pu imaginer d'autre, dans son monde où la conscience elle-même était niée, où l'esprit humain n'était considéré que comme un simple programme neuronal sans aucune valeur?

Steve du marcher plus d'un kilomètre, vers un endroit où, sans doute sous l'influence des Gardiens, il savait qu'il devait poser sa protégée. Il trouva effectivement là un de ces jardins secrets protégés par des murs. Il lança quelques coups de pied dans un stade voisin, pour donner le change et brouiller la vue avec de la poussière. Puis il déposa délicatement sa protégée dans le jardin. Elle ne sut rien faire d'autre que de s'enfuir en cramponnant sa télécommande, toujours palpitante de peur. Elle n'était pas encore libre, et sa situation était même désespérée, car, sans maître et sans argent, elle ne pouvait pas acheter de pile pour la télécommande. Son seul choix était de trouver un maître moins cruel, ou fort improbablement quelque citoyen qui accepterait de payer le prix de l'opération pour la libérer de son implant mortel. Steve, écoeuré, se rappela que de tels implants RFID avaient été des projets très sérieux sur Terre, dès le début du 21eme siècle, par quelques barjots scientistes visiblement totalement ignorants de ce qu'est un être humain. Il s'en repartit dans une direction différente, marcha dans un fleuve, et rejoignit ses amis juste à temps pour un nouveau transfert.

Ils avaient presque terminé quand le multivator de Kurt se mit à s'agiter de manière incohérente.

«Tcheugyal à Kurt. Que se passe t-il?»

«Tcheugyal à Kurt. Répondez s'il vous plait».

D'abord aucune réponse ne vint, puis une voix monocorde déclama soudain: «Pas Kurt pas Kurt. Kurt kapout. Je suis vrai Allemand venger le REICH venger de vous. Je vais tous vous en...» ils n'entendirent jamais la fin de la phrase (bien trop prévisible du reste) car soudain dans un éclair de lumière blanche le multivator de Kurt disparut.

«Tcheugyal des Gardiens à tous. Voilà l'illustration concrète du problème principal des Lokouten: on ne peut contrôler qui les chevauche. Kurt s'est apparemment fait déloger par un idiot qui se morfondait dans quelque univers-poubelle depuis la chute du 3eme reich. Imaginez ce qui arriverait si une telle entité se baladait en liberté sur Terre ou sur Dumria. Heureusement les Gardiens ont ramené Kurt sur Terre, et désactivé son Lokouten Nous ne sommes plus que sept, et nous avons intérêt à vite terminer notre mission avant de subir tous le même sort.»

Rien de semblable ne se reproduisit jusqu'à la fin de la mission, mais ils durent quitter précipitamment le dernier lieu d'intervention, sous le feu de plusieurs avions de combat qui n'avaient pas pris leur parti! Heureusement leurs roquettes eurent plutôt pour effet d'achever de détruire ce qui restait du dernier centre scientiste.

Puis Steve se retrouva soudain accroupi dans le hangar qu'il avait pris pour un tombeau.

 

«Déconnecte le trois» fit un des techniciens à son collègue. Et le multivator qui avait contenu Steve s'affaissa, inerte, avec un gémissement mécanique, reprenant automatiquement sa posture accroupie standardisée. Les autres machines, qui réapparurent chacune leur tour, subirent toutes le même sort.

 

 

Steve se retrouva très brutalement dans son caisson d'isolation sensorielle, dont l'eau lui parut froide avec une odeur désagréable.

Lokouten        Chapitre 14       

 

 

 

 

 

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux (Sauf indication contraire).

 

 

 

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