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Lokouten        Chapitre 13       

 

Chapitre 13
Les gardiens Cosmiques

 

 

Steve n'avait pas pu dormir cette nuit-là, ne pouvant s'empêcher de penser que ce serait peut-être sa dernière nuit. Et il n'était sans doute pas le seul, car à plusieurs reprises il entendit du monde passer dans le couloir, chuchotant à voix basse, voire transportant des objets encombrants.

Aussi il était sorti, sur les pelouses du campus, contemplant les étoiles dans un ciel outremer qui commençait à s'éclaircir à l'Est. Il ne pouvait s'empêcher de vérifier sans cesse l'emplacement de Neptune, qu'il connaissait parfaitement même si la planète était invisible à l'oeil nu.

Il devait rester seulement un quart d'heures avant le contact. Steve se rendit compte que, malgré l'heure matinale, plusieurs bureaux avaient déjà leurs lumières allumées.

Comme convenu il se rendit à l'une des portes dans la falaise, où il n'était jamais allé auparavant. C'était un ancien réservoir d'eau, présentement vide, et il était suffisamment grand pour accueillir toute l'équipe, en laissant même un assez vaste espace au centre. Rolf avait fait amener les tapis en mousse du dojo de karaté, aussi ils purent s'asseoir confortablement. Presque tout le monde était déjà là, et les derniers arrivants suivaient dans le couloir juste derrière Steve. Dans la pièce, le seul bruit était des gouttes d'eau qui tombaient d'une vieille pompe rouillée. Pendant la nuit Rolf et son équipe avaient tiré des câbles et installé des ordinateurs portatifs. Ils avaient même pris le risque d'activer un lien direct vers Vilayah, car un des écrans montrait une réunion similaire avec Ekarpan qui semblait préparer quelque chose. «Par allusions seulement, fit Rolf à Ulrike qui tenait le micro. Cette liaison n'est pas sûre; elle doit avoir l'air d'être une expérience de télépathie, à propos d'un jeu. Les mots de Lokouten ou de psychophysique ne devront jamais être prononcés.» Sangyé Tcheugyal était derrière Rolf, impénétrable, avec à son côté Yonten Dreulma, souriante, les yeux fermés, comme à son habitude.

Un autre écran montrait Neptune, telle que vue par le télescope quantique de Shédroup Ling, dans les montagnes au nord de Lhassa. Neptune et la sphère noire arrivaient maintenant à se tenir sur le même écran.

«Sa vitesse n'a pas changée» fit Hans Rufbach, qui officiait au télescope. Rolf avait réservé ce temps d'observation sous un autre nom, et l'image arrivait à Palomas par des canaux codés et anonymisés.

La nervosité croissait dans la salle, au fur et à mesure que le temps passait. Hans faisait le compte à rebours, et, quand il ne resta que des secondes à égrener, un silence tendu s'établit.

«Trente secondes. Toujours vitesse inchangée.»

«Contact dans vingt secondes».

Les seuls bruits étaient les gouttes d'eau, des respirations oppressées, et des murmures de prière.

«Dix».

«Neuf» L'image montrait maintenant un cercle noir qui grossissait à vue d'oeil, puis qui disparut derrière le disque de la planète. Dans quelques secondes, tout pourrait exploser. Ils seraient les premiers à être informés de la fin du monde, et il resterait tout juste quatre heures avant que l'onde de choc atteigne la Terre. Certains avaient spéculé que la compression de Neptune serait suffisante pour disperser des milliers de petits trous noirs...

«Huit»

«Sept»

«Six, toujours inchangé».

«Cinq». Sur l'autre écran, le visage d'Ekarpan se tendait lui aussi.

«Quatre». Le coeur de Steve battait la chamade.

«Trois»

«Deux»

«Un... eh, oh, zéro, elle a annulé sa vitesse, je ne la trouve plus, ah si, la voilà. Eh bien, c'était pile poil, elle semble s'être arrêtée juste derrière Neptune.

Un énorme soulagement explosa dans la pièce, avec même quelques cris, suivis d'un tumulte de murmures empressés. «Hans, que fait-elle?» «J'sais pas. Elle bouge plus. Enfin son diamètre apparent ne change pas. Ho! Regardez: elle cache un des anneaux, derrière la planète. Elle est bien juste derrière. Elle a la taille de la Terre, ou un peu plus. Mais qu'est-ce qu'elle fout? On ne voit plus rien bouger.»

Il y eut un brouhaha croissant dans la pièce, chacun essayant de comprendre ce qui se passait. Surréaliste, la voix d'Ulrike Meinster tentait, en code, d'expliquer la situation à Ekarpan: «le troll s'est arrêté juste devant Fondcombe, il ne bouge plus. C'est un grand troll, un peu plus de trois mètres. Il ne bouge plus du tout, et personne ne sait ce qu'il va faire. Mer... zut, personne ne trouve la suite du jeu».

 

Soudain Tcheugyal claqua impérieusement des doigts, ramenant le silence. Mais il ne parla pas, laissant à chacun le soin de ressentir ce qui se passait. «Gandalf s'amène et du coup tout le monde se tait» commenta encore Ulrike.

La première, Mme Eraert rectifia sa posture, comme à un cours de méditation, incitant tous les autres à en faire autant.

Puis Steve sentit à son tour. Il pensa d'abord que Liu se manifestait à lui, mais il se rendit vite compte que ce n'était pas du tout la même vibration. Il ferma les yeux, ressentant soudain un profond apaisement blanc, comme si toute menace avait disparu de l'univers. Il crut percevoir une lueur rouge, mais des cris de surprise lui firent soudain rouvrir les yeux.

 

Une large sphère blanche occupait maintenant le centre de la pièce. Elle semblait totalement lisse, très brillante mais sans provoquer aucun éblouissement. «La lumière psychique» pensa Steve. Mais comment pouvait-il encore penser en présence d'une aussi merveilleuse manifestation? Il se sentit soudain empli tout entier de cette délicieuse lumière blanche, apaisé, rafraîchi, revivifié, tout trouble disparu, toute tristesse nettoyée, son esprit tout neuf, comme celui d'un petit enfant qui n'a encore jamais rencontré ni mal ni chagrin! L'angoisse qui régnait quelques secondes plus tôt était balayée, et même Ulrike ne commentait plus.

Pendant plus de trois minutes, rien ne se passa; chacun goûtait à cette merveilleuse vibration de paix et de pureté. C'était plus fort que l'orgasme, mais pourtant parfaitement calme et détendu. Probablement tous le sentaient tout le long de leur colonne vertébrale, comme dans le Yoga de la Kundalini. Et c'était surtout parfaitement contrôlé, aucune pensée sauvage ou perturbatrice ne venait déranger ce merveilleux continuum de bonheur!

Puis, petit à petit, la sphère devint translucide, puis transparente, tout en grossissant de manière à les englober tous. Trois silhouettes apparurent au centre.

L'une était humaine; elle prit des couleurs et de la densité, sans toutefois perdre la chaleur qu'elle rayonnait. C'était un homme, habillé à la manière des images de Boddhisattvas dans le merveilleux style des grottes d'Ajanta: longs cheveux noirs, peau bronzée, jupe bleu roi et bijoux dorés sur sa poitrine nue, sans aucun poil ni barbe. Il fit un signe vers Sangyé Tcheugyal et Yonten Dreulma, qui eurent l'air tout babas de le voir. La silhouette du centre était blanche et à demi transparente, sans forme précise, très grande, deux mètres quatre vingt, et étonnamment mince. Elle resta blanche et translucide tout le temps, ondulant doucement comme des algues. La troisième avait la peau brune, elle aussi humanoïde, mais plus petite, avec le bas curieusement renflé. Ce n'était pourtant pas de l'obésité: ce corps était parfaitement harmonieux, quoique avec des proportions différentes de l'humain, comme un personnage de dessin animé. Il s'appuyait sur ce qui semblait un long bâton de berger, et portait une sorte de djellaba orange pastel très ample avec des longs rubans colorés pendant jusque sur le tapis.

La vue de ces êtres était incroyablement belle, et il en émanait un tel bonheur que Steve sentit une larme couler sur sa joue. Chacun avait sa propre vibration: le «Boddhisattva» émanait une joie sensuelle et colorée; le grand semblait un esprit beaucoup plus abstrait, mais pétri de paix et de sagesse; enfin le «berger» ou chamane rondouillard évoquait les joies tranquilles d'une vie harmonieuse dans le sein de la nature, libre de tous les problèmes que l'esprit humain peut se créer lui-même.

Ils laissèrent s'écouler encore quelques minutes, perdus qu'ils étaient tous dans la délicieuse contemplation de ces êtres sublimes, l'esprit vide de toute autre pensée. C'est qu'ils étaient vraiment superbes, tous les trois, de cette beauté qui éveille une délicieuse nostalgie de pureté et de paradis!

 

Ce fut Rolf qui osa le premier troubler ce délicieux silence avec des paroles. «Qui êtes-vous?» bredouilla t-il comme un jeune amoureux qui fait sa déclaration.

Il n'y eut pas de réponse audible, mais chacun sut le gentil amusement des trois êtres. Seul Tcheugyal eut un petit rire, qui, tout le monde le comprit, signifiait qu'il convenait d'abord de saluer et honorer de tels êtres supérieurs avant de leur poser des questions.

Puis la réponse vint, explosant comme un jet de flamme. Ils eurent chacun dans leur tête une colossale vision de toute la galaxie, évoluant dans le temps en quelques secondes depuis sa formation jusqu'au présent, les bras spiraux se tordant en tournoyant, des milliards d'étoiles se formant, des milliards de planètes s'éveillant à la vie et à la conscience, de merveilleuses civilisations animales ou humanoïdes découvrant le bonheur et la sagesse, épanouissant leur lumière comme des flashs qui aussitôt disparaissaient hors de portée de tout oeil matériel, vers de merveilleux ou délicats paradis psychiques: la fameuse transition spirituelle! Cette vision d'éclatements de lumière, de joie et de bonheur, les subjugua, remplissant toute leur conscience. Même le mal qui ne manquait pas d'enlaidir les civilisations encore dans l'enfance ne paraissait qu'un petit flash d'ombre, évanoui à peine apparu. Puis il leur sembla que le «berger» leur indiquait spécialement quelque chose de son bâton: a chaque fois qu'une planète disparaissait, de discrètes escarbilles de lumière restaient, voyageant secrètement d'étoiles en étoiles, puis se rassemblant en petits groupes. Ils formaient des Mandalas, invisibles à l'oeil de chair, mais présents dans le cosmos, pour y habiter et y voyager. Certains étaient placés dans ces étranges coquilles matérielles géantes observées parfois en orbite autour des planètes manquantes. Ainsi, petit à petit, de toutes les planètes, les personnes avec une motivation de Boddhisattva se rassemblaient dans les mandalas des Gardiens Cosmiques...

Puis soudain tout parut évident: la sphère noire était un de ces Mandalas géants, parcourant inlassablement l'univers matériel sous forme d'une texture psychique. Ainsi l'intérieur, purement spirituel, gardait toujours le contact avec le monde matériel! Pour l'oeil du télescope quantique, elle paraissait noire, car elle bloquait sa vision; pour l'oeil de chair elle apparaissait comme une forte lumière blanche, à moins qu'elle ne choisisse d'être invisible; pour l'oeil de l'esprit enfin elle était un paradis de fleurs, d'arbres et d'oiseaux, peuplé de milliers de milliards d'êtres qui avaient tous atteint les plus hauts stades possibles d'évolution de la conscience dans cet univers!

Le Mandala, de nature entièrement psychique, n'avait aucun lien avec aucun lieu matériel donné. Comme toute création abstraite, il était non-local. Aussi le Mandala pouvait provoquer n'importe où la formation d'une texture psychique, et changer cette texture de place à volonté, apparaissant ou disparaissant, sautant instantanément d'un bout à l'autre de la galaxie sans trajet intermédiaire, ou encore se déplaçant à des vitesses fantastiques interdites aux objets matériels par la relativité Einsteinienne. La petite sphère blanche dans la pièce, qui maintenant les englobait tous, était une émanation, un modèle réduit de la sphère principale, qui y restait reliée par un lien psychique indépendant de la distance. Et, fort curieusement, la sphère qui flottait aussi dans la salle de Vilayah semblait son double, ou plus précisément il n'y avait qu'une seule sphère occupant les deux lieux à la fois! En effet, ils entendirent Ekarpan et ses amis parler dans leur langue dumrienne, tout en comprenant ce qu'ils disaient! Et ce n'était pas le lien Internet, étrangement silencieux à ce moment.

Liu Wang, la femme de Steve morte dix jours plus tôt, était assise à côté de lui, comme elle avait toujours eu l'habitude de le faire, vêtue d'une longue robe mauve, fraîche et délicate comme un pétale de fleur. Mais ses petites rides de quinquagénaire avaient disparu, laissant voir des joues parfaitement lisses et douces, comme celles d'une jeune enfant. Dans une texture psychique, il ne fallait absolument pas s'étonner de la voir revêtir une apparence visible, et Steve nota la présence d'une dizaine d'autres inconnus dans la salle, notamment d'une sorte de yogi hindou vêtu de blanc, à côté de Madame Heraert. Liu gardait les yeux baissés, car elle sentait bien que ce contact, forcément éphémère, pourrait entraîner ensuite une terrible frustration chez Steve. Il essaya de tendre sa main vers celle de Liu, mais il fut curieusement incapable de faire le moindre geste; pourtant il sentit le contact et la chaleur sensuelle de la main de sa femme, bien plus fort qu'à l'accoutumée!

Il devait d'ailleurs réaliser plus tard que toutes les sensations étaient curieusement déformées, et beaucoup plus fortes que les perceptions corporelles ordinaires. Tous les participants étaient curieusement immobiles, et Steve se sentait lui aussi incapable du moindre geste. Plusieurs personnes parlaient, mais leurs lèvres ne bougeaient pas, et chacun comprenait ce qui était dit, même si il ne connaissait pas la langue. Même la vision était étrange et bien plus belle, sans gris, sans recoins d'ombres, chaleureuse et très nette, jusque dans les détails les plus minuscules. Par contre les écrans vidéo ne montraient que des images immobiles de Vilayah. Sur le coup, Steve ne ressentit pas d'étonnement, mais, plus tard, en se remémorant la scène, il ne pu s'empêcher de noter une longue liste d'autres détails incroyables.

 

Et à quoi les êtres du Mandala consacraient-ils leur vie?

Là encore la réponse leur fut donnée en un raccourci saisissant. Beaucoup de mondes habités passent, hélas, par des conflits et des souffrances. Certains en sont détruits, disparaissant à jamais dans l'obscurité du cosmos matériel avant d'avoir pu atteindre la sagesse et la transition spirituelle. Une telle évocation éveilla une tristesse poignante dans le coeur de tous les participants: tant d'espoir, tant de projets, à jamais retranchés de l'existence! Pourtant, si c'était là le karma que leurs habitants s'étaient construits, il n'y avait pas grand-chose à y faire. Mais une civilisation planétaire n'est jamais un bloc monolithique: elle est toujours formée d'individus divers, et, si certains s'adonnent au mal et à l'autodestruction, il y en a toujours d'autres qui cherchent à évoluer et à épanouir leur bonheur. Ainsi la destruction de leur monde prive ces êtres de leurs possibilités de réalisation, surtout sur les mondes qui n'ont pas développé de techniques spirituelles. C'est une grave injustice, que les êtres du Mandala, les Gardiens Cosmiques, les Chevaliers des Etoiles, tentent d'empêcher, quand c'est possible. Ils ne peuvent certes pas s'occuper de toutes les guerres et injustices qui se jouent sur une planète donnée de par la faute de leurs habitants barbares et arriérés, mais si la destruction de la planète elle-même est en jeu, alors les Gardiens Cosmiques essaient de la sauver, en utilisant les colossaux moyens psychophysiques dont ils se sont dotés depuis les dix milliards d'années d'existence de leur Ordre.

 

Soudain une vision bouleversante envahit l'esprit des participants de la réunion de Palomas: un jeune enfant se mourrait doucement, attaché sur une table d'opération chirurgicale, le ventre ouvert, ses deux reins enlevés pour une greffe. Son seul espoir était que bientôt on viendrait lui prendre aussi son coeur, ce qui mettrait fin à sa souffrance. Plus loin, dans un centre de vivisection, une vieille femme râlait, attachée depuis des semaines à une machine qui lui tenaillait le corps. Encore plus loin, un esclave, muni d'une scie électrique, découpait des aiguilles de combustible nucléaire, à même une cour de terre nue. On lui avait promis l'affranchissement pour ce travail, sans bien sûr lui préciser qu'ainsi il n'aurait plus qu'une heure à vivre. Il ne pu même pas finir son travail, car déjà ses mains le cuisaient comme si il les avait plongées dans de l'eau bouillante...

Ces atroces visions, juste après tant de merveilles, formaient un contraste si violent, que même Steve ne pu s'empêcher de gémir, tandis que d'autres criaient. Puis la raison de cette horreur leur apparut: Ouarkatan, la planète à l'incroyable dictature, où des généticiens fous tentaient de détruire tous les gènes naturels pour former des êtres dociles, égocentriques et jouisseurs, mais dépourvus du moindre sentiment. Et surtout sans cette compassion qu'ils haïssaient comme une faiblesse absolue, une tare inexcusable. Si ils réussissaient leurs plans, alors leur civilisation resterait bloquée pour des millions d'années sans plus aucune possibilité d'évolution, dans une lente souffrance sans issue.

Ils eurent tous une dernière vision: les Lokouten sur Ouarkatan, lançant une révolte et démolissant les labos de la honte. Puis soudain la texture psychique qui occupait toute la pièce se résorba en une petite sphère blanche d'un mètre de diamètre flottant au milieu du tapis, leur laissant tous retrouver leur faculté de contrôler eux-mêmes leurs pensées. Les personnages inconnus et Liu n'étaient plus visibles, mais Steve sentait toujours la chaleur de sa compagne à côté de lui. L'écran de la liaison vidéo se remit à bouger. Steve se sentait comme si il avait somnolé et rêvé pendant quelques secondes, retrouvant brusquement l'usage de son corps et de sa parole.

 

En fait, la texture n'était pas complètement résorbée, et si ils pouvaient contrôler parfaitement leurs pensées, ils se sentaient encore dans un incroyable état de paix dynamique et positive, que même les atroces visions d'Ouarkatan n'arrivaient pas à ébranler. Puis il apparut clairement qu'ils étaient toujours reliés à l'autre sphère sur Dumria: ils entendirent distinctement parler dans la langue rocailleuse de l'Orassan, puis dans celle flûtée et raffinée d'Antus. Bientôt on entendit parler anglais, allemand, français, tibétain, draminyien, Orassanais, et tout le monde comprenait tout le monde!! Du coup, il n'était plus nécessaire d'utiliser le lien vidéo avec Dumria! Toutefois les voix dumriennes qu'ils entendaient pouvaient être une illusion. Aussi Rolf voulut vérifier que ce que l'on entendait dans les écouteurs et dans la salle était bien la même chose. Après avoir provoqué un effet Larsen interplanétaire qui fit grincer les dents à tout le monde, il parut satisfait, et, afin de pouvoir discuter librement à l'abri de tout espion informatique, il débrancha les micros et la caméra.

 

Tout le monde était dans un étrange état de joyeuse exploration des curieux effets de la bulle psychique plus discrète où ils se trouvaient encore. Seuls Sangyé Tcheugyal et Yonten Dreulma, assis en lotus au fond, restaient silencieux, quoique visiblement amusés de cette agitation. En un vaste brouhaha, Dumriens et Terriens mêlés comparaient leur compréhension des visions indiquée par les trois êtres. Elles concordaient remarquablement, même si ils n'employaient pas tous les mêmes mots. Mais les mots n'avaient plus guère d'importance dans cette ambiance où chacun comprenait directement la pensée de l'autre!

Après quelques minutes de joyeux désordre, Rolf reprit la direction de l'assemblée.

«Bon. Nous savons maintenant ce qu'est cette sphère: une planète manquante qui...» un brouhaha l'interrompit: personne n'avait compris cela! «Bon, test réussi, ce n'est pas une planète manquante, c'est un mandala, et nous avons bien tous capté la même chose. Ces êtres, que j'appellerai les Gardiens Cosmiques, ou les Chevaliers Cosmiques, se sont donnés pour tâche de protéger l'évolution des planètes contre les impasses et les blocages dus aux catastrophes naturelles ou aux troubles psychologiques de leurs habitants, tels que la guerre, la pollution ou la dictature. Une sorte d'ONU interplanétaire, mais qui fonctionnerait plutôt comme un Ordre de chevalerie, des Jedi, avec ses propres moyens et en prenant ses propres décisions, indépendamment de tout pouvoir planétaire. Et ils ne se mêlent habituellement pas des affaires des planètes, n'intervenant qu'en cas de risque de perte totale de la civilisation. Bon. Et ils nous demandent apparemment une chose: en accord avec leur plan, nous servir des Lokouten pour aller mettre un peu d'ordre sur Ouarkatan. Comment ils comptent s'y prendre exactement, et pourquoi par cette méthode, je ne sais pas, mais en tout cas leur intention est claire.

«Le problème est que, comme on l'a vu hier, l'usage des Lokouten implique de très sérieux risques de détournement à des fins de dictature ou d'abus. Alors, aller casser la figure aux dictateurs tortionnaire d'Ouarkatan, ça paraît un projet très sympathique. Mais j'aimerais que nous puissions réfléchir par nous mêmes de l'opportunité de le faire, et des précautions déontologiques à prendre pour...»

Il ne pu continuer, car un brouhaha s'éleva: les paroles de Rolf paraissaient des énormités à tous ces gens plongés dans cette merveilleuse aura de claire lumière. Comment osait-il? Mais la voix de Tcheugyal s'éleva: «Il a raison, nous devons réfléchir à ces choses par nous-mêmes. Nous devons accepter une telle mission uniquement si elle est utile, et non pas parce que nous sommes bercés comme des bébés dans une aura de paix et de confiance que nous serions bien incapables d'entretenir par nous mêmes.»

A peine avait-il dit cela, que la sphère centrale reprit un peu de volume, laissant voir le «berger». En l'espace de quelques secondes, tout le monde comprit: Les êtres de lumière approuvaient parfaitement les scrupules de Rolf, et ils allaient se retirer complètement jusqu'à midi. Ensuite, si le groupe acceptait la mission, alors les êtres de lumière se chargeraient du transport des Lokouten sur Ouarkatan, en sorte que ce ne serait absolument pas un problème. Mais il en fallait de très grands, pas les petits Lokouten humanoïdes du laboratoire de Vilayah.

Puis soudain la sphère disparut, laissant chacun retrouver la liberté de penser la plus totale, mais aussi la bien triste «liberté» de se laisser aller à ses défauts psychologiques et à ses colères. Cela leur fit l'effet de rentrer dans de vieux vêtements raides et boueux, et une certaine agressivité se manifesta ouvertement contre Rolf. Sans effet, car lui aussi avait retrouvé sa légendaire mauvaise humeur.

 

Rolf proposa que chacun puisse réfléchir par lui-même, et d'en profiter pour aller prendre le petit déjeuner, puisque la fin du monde était reportée.

Une fois les estomacs remplis, un certain calme était revenu. La frustration s'était dissipée, et chacun comprenait plus ou moins bien qu'ils devaient prendre leur décision par eux mêmes, pour son utilité. Mais de nombreux points restaient obscurs, et certains craignaient même que toute l'affaire ne fût qu'une manipulation, destinée à leur faire accomplir quelque acte dont la portée réelle aurait été très différente de ce qu'on leur aurait annoncé.

On reprit donc la discussion vers neuf heures. Rapidement Tcheugyal tenta de rassurer tout le monde, affirmant qu'il connaissait bien le «Boddhisattva», un personnage important du Tibet, qui avait obtenu l'illumination quelques siècles plus tôt. Steve Jason expliqua aussi que, dans le monde psychique, les manipulations sont très difficiles, car le mensonge lui-même émane une vibration fort déplaisante et très facilement repérable, ce que les psychophysiciens appellent l'effet Pinocchio. Toutefois afin de la déceler, il fallait avoir soi-même l'esprit suffisamment nettoyé de ses propres vibrations déplaisantes, ce qui n'était pas forcément le cas de tous les présents. Un esprit lui-même pollué de mensonges et de manipulations ne voyait les autres qu'à travers ce voile sale, et il était donc bien incapable d'évaluer l'honnêteté ou la perfidie des autres! Ainsi le monde psychique s'auto-protège t-il automatiquement. Mais plusieurs personnes, certains techniciens allemands de la KRG et le jeune Jérôme Eraert, continuaient à émettre des doutes sur la sincérité des êtres de lumière, et partant sur le bien fondé d'une opération militaire sous leurs ordres.

La discussion commençait à tourner à un de ces affrontements verbaux inutiles où chacun tente vainement de persuader l'autre, et Steve commençait à sentir la tension désagréable qui en résultait. Soudain il entendit Tcheugyal murmurer très discrètement mais impérieusement son nom, avec un geste de la main. Il vit également Ulrike Meinster, Niels Dreyermann et Kurt Wegener, qui, sans concertation apparente, se levaient et s'éclipsaient silencieusement. Mme Eraert n'était déjà plus visible. Steve comprit, et il n'alla même pas demander au Lama ce qu'il attendait de lui: pour se préparer efficacement à chevaucher son Lokouten, il fallait qu'il se concentre soigneusement, en évitant toute déperdition d'énergie dans des affrontements inutiles.

Quelques minutes plus tard, toute l'équipe des chevaucheurs et de leurs assistants se retrouvait dans la salle de relaxation près des caissons d'isolation sensorielle. Rolf distribuait des pilules sédatives. Ulrike prit la parole:

«Cette discussion est parfaitement inutile. En fait Rolf a déjà pris sa décision. Nous allons sur Ouarkatan. Il a parfaitement confiance dans les Gardiens Cosmiques, et nous aussi. La seule question est de savoir ce que nous ferons ensuite, pour régler le problème du danger des Lokouten Heureusement, il n'y a aucun plan sur Terre, et aucun des ingénieurs ne risque de divulguer ce qu'il sait. Pour le reste, nous avons envoyé des messages vers Dumria, et même Rolf envisage de déconnecter le faisceau interstellaire du réseau, pour pouvoir envoyer sans entrave sa prise de position claire et détaillée. Nous, ici, le mieux que nous ayons à faire est de nous préparer. Nous saurons de quoi il retourne à midi. A moins que Tcheugyal... justement le voilà.»

 

 

Sur Dumria, au centre de Vilayah, l'équipe d'Enken et Ekarpan avait aussi reçu la visite de la sphère de lumière, et de ses trois occupants, à cette différence près qu'au lieu du «Boddhisattva» terrien c'était Utulpan, un roi dumrien légendaire, qui était apparu. Dire que Utulpan avait été roi n'était qu'une mauvaise traduction d'un concept typiquement dumrien: Il y a plus de cent vingt mille ans, il avait montré en exemple et formulé les subtiles règles qui fondaient depuis cette époque la merveilleuse société dumrienne! Dans la foulée, il avait aussi inventé l'écriture pour rendre ces règles visibles à jamais. Bien entendu, il était mort depuis très longtemps, mais personne n'avait éprouvé le besoin de lui succéder, de sorte qu'il était toujours «le roi», un personnage nécessairement unique dans l'esprit dumrien: le fondateur et initiateur de leur civilisation. Et son souvenir infiniment reconnaissant se transmettait depuis tout ce temps, avec une quantité de légendes qui s'étaient attachées à son image, au point qu'il était souvent difficile de discerner la réalité du conte. Mais tous les Dumriens adoraient Utulpan, comme celui qui avait énoncé les lois compassionnées et non-Aristotéliciennes qui fondaient le bonheur et l'harmonie de leur société.

Le «berger» en djellaba était aussi apparu, mais il avait donné des instructions beaucoup plus détaillées aux techniciens d'Ekarpan.

«Il faut démonter les cerveaux psychophysiques des robots», dit soudain ce dernier. Joignant le geste à la parole, il saisit la tête en plastique représentant Liu Wang, et commença à desserrer les vis qui apparaissaient sur le crâne nu. Tout le contenu des robots était fait de pièces standard, sauf les cerveaux électroniques que l'équipe de Vilayah avait développés spécialement sur les plans de Rolf. Même ce cerveau avait une interface totalement standard, il n'y avait qu'à le débrancher et le rebrancher pour qu'il fonctionne immédiatement. Une fois enlevée la coquille de plastique rose, apparut une carcasse métallique bardée de fils, de fibres optiques et d'appareils ultra-miniaturisés, tels que les caméras, le mimiqueur, le senseur olfactif, ou le phonateur. Cette carcasse se dépliait en trois parties, avec au milieu un boîtier parallélépipédique en tôle ajourée, contenant de nombreuses cartes électroniques, chacune de la taille d'un carnet, toutes enfichées sur une unique carte «fond de panier». Ce n'était autre que le «cerveau électronique» des robots, avec ses cartes de circuits imprimés optiques imitant le cerveau humain (ou plus exactement dumrien, mais elles étaient programmées pour émuler les deux). Ces cartes comprenaient des circuits intégrés ordinaires, mais un connaisseur aurait vite remarqué des boîtiers aux numéros inconnus: les incroyables transducteurs psychophysiques imaginés par Rolf Gensher, capables chacun de recevoir l'influence d'une conscience humaine désincarnée et de la traduire en signaux électroniques matériels. Chaque boîtier de ces circuits intégrés spéciaux comprenait une batterie de quatre mille transducteurs psychophysiques de dimensions microniques. En effet, pour réaliser l'intégralité des fonctions d'un cerveau humain, plusieurs dizaines de milliers de ces transducteurs étaient nécessaires, répartis dans toute la circuiterie d'émulation du cerveau naturel, à chaque endroit où la conscience désincarnée devait pouvoir agir sur une fonction de ce cerveau. Mais, Ekarpan le comprenait maintenant, quelques-uns seulement, discrètement implantés sur une carte apparemment ordinaire, pouvaient suffire à transformer n'importe quel robot industriel en un redoutable tueur, aux ordres de puissances occultes les plus inimaginables. Il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour tirer un sinistre parti des multivators géants des bûcherons dumriens, hauts comme des buildings et armés de tronçonneuses aux lames de quinze mètres de long...

En quelques minutes, les techniciens rassemblèrent toutes les cartes des cerveaux électroniques complets des huit Lokouten, plus l'ordinateur portable destiné à les programmer. Anahata et Oréa, de leur côté, avaient disparu vers les caissons d'isolation sensorielle.

«Nous n'avons que quelques heures, reprit Ekarpan. Où peut-on trouver des multivators?»

Les multivators sont aussi des robots humanoïdes, mais de très grandes dimensions: certains dépassent les cinquante mètres de haut! Les premiers construits furent à vapeur, et les Dumriens les emploient depuis des millénaires pour la construction de grands bâtiments, de ponts, ou pour le bûcheronnage. Entre les mains d'exploiteurs forestiers avides comme la Terre a dû en supporter, ces machines auraient été d'épouvantables instruments de destruction, mais sur la douce Dumria ils permettaient de couper seulement les arbres sélectionnés sans produire de dégâts aux autres arbres des belles forêts primaires de cette planète. Ainsi les Dumriens pouvaient-ils prélever tout le bois dont ils avaient besoin, sans avoir à tailler de ces hideuses voies forestières qui défigurent tant de forêts et de montagnes sur Terre. Il leur était même possible d'entretenir ces forêts comme des jardins féeriques, tout en gardant la plus large biodiversité, et les forestiers terriens se mettaient de plus en plus à les imiter pour protéger les quelques lambeaux de précieuse forêt primaire qui restaient encore sur leur planète. Mis à part leurs grandes dimensions, les multivators ne se différenciaient pas des autres robots dumriens, et en particulier ils avaient des cerveaux électroniques standard. Même les logiciels d'animations ne différaient que par la taille énorme à gérer.

-Il y en a pas loin d'ici, aux éoliennes, à la base Sol Majeur, répondit Nips. Ils s'en servent pour l'entretien. Il doit y en avoir douze.

-Super.

-On peut y aller en métro, et, pendant la tempête, les gens des éoliennes doivent être tous à des jeux d'intérieur.

-Bien, comme ça on n'aura pas d'explication à donner.

-Oui, mais comment va t-on aller jusqu'au métro, dans la tempête? On ne peut pas sortir le camion, il s'envolerait immédiatement. Tu te rappelles, au début on en avait laissé un dehors, et on n'en a jamais rien retrouvé.

-Elle commence à diminuer, la tempête.

-Pas assez. Et on n'a pas le temps d'attendre. Prenez le bull, et mettez tout le matos dans un container à bagage, sur les fourches de manutention du bull. Il ne va pas vite, mais au moins on est sûrs qu'il ne s'envolera pas. Et en plus ses vitres sont blindées, il peut passer même dans les plus fortes tempêtes. Juste il va perdre toute sa peinture encore une fois!

-Eh, mais le container ne va pas tenir sur les fourches, avec ce vent.

-Soude-le. Et n'oublies pas d'emmener l'oxypack dans le bull, sinon vous ne pourriez pas le dessouder arrivés au métro.»

Enken et Elaminaroa entrèrent.

«Philosophes, qu'en pensez-vous? Est-ce qu'on a votre feu vert?»

Enken et Elaminaroa étaient restés en retrait, dans leur petite salle de jeu, et ils n'avaient aperçu les êtres de lumière que pendant un bref instant, sur leur écran de surveillance, sans même communier avec leur aura de paix. L'explication de ceci, et d'autres détails bizarres comme la sensation de paralysie, était que la rencontre s'était déroulée dans un temps psychique. En faits, elle n'avait duré qu'une fraction de seconde dans le temps physique, un phénomène fréquemment observé depuis les années 1970 sur Terre, dans les RR3 et autres épisodes psychiques. Aussi nos amis n'avaient rien perçu eux-mêmes des messages, et il a fallu les leur répéter.

«En principe oui, je ne vois pas d'embrouille à aller solutionner le problème de Ouarkatan, bien au contraire, ni à travailler sous les ordres de ces êtres. Pour le reste, ça ne change rien au dilemme: tant qu'il y aura des connaissances sur les Lokouten qui traînent quelque part, il y aura toujours un risque. C'est comme les déchets nucléaires: il suffit d'une erreur quelle que part, qui finira toujours par arriver! Ainsi on sait qu'ils fuiront, quelles que soient les précautions prises.»

Moins d'une demi-heure plus tard, Nips et trois autres techniciens entassés dans la cabine du bulldozer allumaient sa pile à combustible, tandis que les autres repoussaient les voitures au fond du hangar. Enfin la porte s'ouvrit et le hurlement de la tempête envahit tout. L'air était si chargé de sable que la visibilité ne dépassait pas dix mètres, et, même dans le hangar, il était impossible de respirer sans masques anti-poussière. Il leur faudrait sûrement plus d'une heure pour rejoindre la station de métro de Vilayah, même en utilisant la caméra à ultrasons.

«Ouf, fit Ekarpan. Ils sont partis. Espérons qu'ils ne vont pas se perdre en route, on n'y voit rien dehors. Pff, le hangar est encore un coup plein de sable.»

 

Toute l'attention des techniciens se reporta alors sur Oréa et Anahata, qui se préparaient doucement à leur mission. Mais il n'y avait rien à faire de particulier pour les aider, seulement les laisser tranquille.

Une heure plus tard, le bulldozer était arrivé à la station de métro. «Ça n'a pas été facile, informa Nips par radio, la petite barkane près de la falaise brune a encore avancé, et cette fois on a dû faire un long détour. Nous n'avons pas tenté de passer trop près, on aurait été enterrés dans le tourbillon de sable.»

Soudain une petite alarme sonna.

«Eh! C'est Palomas! Ils ont débranché le faisceau!

-Premier message: ils ont simulé une panne et détourné le trafic vers les autres faisceaux publics. Comme ça on peut discuter librement. Super!

Le visage d'Ulrike Meinster apparut sur l'écran, tenant un faisceau de fibres optiques qui avait bien l'air d'avoir été rongé par des rats. Elle expliqua qu'une discussion était en cours sur l'opportunité d'aller sur Ouarkatan, mais que les principaux techniciens de Palomas commençaient en fait à se préparer. Rapidement Ekarpan, Enken, Ulrike et Rolf purent échanger leurs points de vue et leurs doutes. Il s'aperçurent vite qu'ils étaient en fait d'accord sur l'essentiel: faire confiance aux Gardiens Cosmiques et aller sur Ouarkatan. Avec une aussi belle occasion qui s'offrait à eux de régler ce terrible problème, ni les Dumriens ni les Terriens n'allaient faire dans le détail. Les Lokouten posaient certes des questions, mais ils verraient cela aussitôt après. Fortes d'une confiance renouvelée, les deux équipes restèrent en contact direct jusqu'à la fin.

Les quatre techniciens dumriens étaient arrivés à un des centres d'entretien des éoliennes du Thoradra, la base Sol majeur, isolée en plein désert et battue par un vent effroyable. Comme ils s'y attendaient, il n'y avait personne dans les locaux techniques, et il leur fut facile de pénétrer jusque dans le vaste hangar où se trouvaient les multivators, en évitant les zones d'habitation de la base où ils auraient pu rencontrer quelqu'un. Tout en cet endroit était gigantesque, à commencer par un stockage de pales d'éoliennes, chacune de trente mètres de long. Ils virent également un des puissants changeurs de fréquence rotatifs à supraconducteurs, gros comme une maison, qui servait à envoyer les gigawatts éoliens vers le réseau de puissance du métro, et de là vers les utilisateurs sur tout Dumria. Grâce à ses paliers à lévitation magnétique, l'énorme machine, pourtant active à pleine puissance, n'émettait qu'un doux bourdonnement, légèrement modulé par les sautes de vent, avec quelques fréquences harmoniques plus élevées. Comme les fréquences étaient accordées en quinte, ce son sonnait plutôt agréablement à l'oreille, comme un accord parfait aux grandes orgues, avec un fond de gros tubes de basses légèrement grondantes. Un groupe de convertisseurs plus petits, chacun de la taille d'une voiture, servaient à alimenter les voies d'accélération et de freinage de la station de métro proprement dite, à des fréquences plus basses. Chacune de ces machines sonnait d'un accord différent, en une curieuse symphonie animée seulement de lentes et faibles fluctuations. Quand une navette passait sur la ligne, les convertisseurs résonnaient alors chacun d'un long glissando: le chant du métro...

Enfin ils arrivèrent au hall des multivators. Imaginez une immense salle allongée, aux murs inclinés à quarante-cinq degrés vers l'intérieur. On entendait le sourd grondement du vent qui tambourinait sur la vaste porte blindée, ainsi que le chuintement du sable sur l'acier. Comme s'y attendaient nos amis, douze multivators étaient alignés, dans une curieuse posture accroupie, où ils avaient encore chacun la hauteur et le volume d'un immeuble de six étages. Aucune recherche de ressemblance humaine dans ces immenses machines toutes en poutrelles et croisillons d'acier peints de couleurs vives; pourtant les proportions de leurs membres, identiques à celles d'un Dumrien moyen, leur donnaient un air étrangement vivant. Mais elles étaient vraiment gigantesques, plus de cinquante mètres de haut, soit un immeuble de dix-sept étages.

Une passerelle permettait de monter jusqu'aux têtes des énormes robots. C'étaient de simples cabines vitrées, toujours sans aucune recherche de ressemblance, mais peintes de motifs compliqués: même à des fins aussi techniques, les Dumriens ne pouvaient se passer de beauté. Chaque gigantesque tête avait même deux étages. Sur le pont supérieur se trouvaient deux sièges ordinaires et un exosquelette pour commander la machine. On pouvait aussi télécommander les multivators, mais la plupart des techniciens préféraient être dans leur machine et voir ce qu'elle faisait de leurs propres yeux. Pour cela, le vitrage était largement ouvert à l'avant et vers le bas, et sa forme évoquait curieusement un visage aux yeux globuleux, à l'expression étrange et vaguement menaçante. Mais il était aussi puissamment blindé: sur une machine aussi puissante, la moindre fausse manoeuvre pouvait tourner à la catastrophe. Sur le pont inférieur se trouvaient la climatisation, des couchettes, un buffet et des toilettes. Un simple placard bas à l'arrière du pont supérieur rassemblait tous les dispositifs électroniques de commande de la vaste machine, dont le cerveau.

Curieusement, une des principales utilisations de ces machines n'était pas le travail proprement dit, mais le transport de larges pièces, comme les pales d'éoliennes. Cela contribuait beaucoup à l'absence de grandes routes sur Dumria: un bon marcheur pouvait aisément parcourir mille kilomètres par jour dans un multivator, portant une centaine de tonnes, voire une maison entière, clipsée sur son dos comme un sac. La nuit, il dormait dans la couchette, laissant la machine accroupie. Les énormes chemins de multivators étaient visibles en de nombreux endroits, reliant des grandes usines, ou dans les centres spatiaux dumriens.

«Au poil, c'est aussi du matériel standard. Ils n'ont pas encore fait la dernière mise à jour, mais ça devrait gazer.

-Pas de problème, les logiciels qu'on va installer acceptent aussi l'ancienne version.

-On va essayer sur celui-ci, si ça marche on fera pareil à six autres.

-On va prendre les plus costauds. A mon avis on ne va pas faire que discuter sur Ouarkatan. Ça va bastonner, comme ils disent sur Terre.

-Nous ne sommes pas des guerriers, Nips.

-Non, et j'aimerais pas en être un. Mais je te promets que face à des tricheurs comme sur Ouarkatan je n'aurais aucune hésitation. Y a qu'à voir ce qu'ils font... Tiens, j'ai ouvert le rack principal. Il n'y a qu'à retirer le cerveau standard et le remplacer par le nôtre. Non mais, les types, ils s'imaginent que parce qu'on est pacifique alors on est incapables de se défendre. Il y en a qui vont avoir des drôles de surprises, tout à l'heure.

-Impec. Voilà la bête de rechange. Le pire avec Ouarkatan, c'est pas ce qu'ils font, c'est ce qu'ils n'ont pas encore fait.

-Exact. Et c'est pour ça qu'on est là.

-Tu parles comme un guerrier, Nips!

-Encore une fois non, mais je dois t'avouer que j'aime bien jouer à certains jeux informatiques terriens.

-Des jeux de baston? fit l'ami de Nips avec horreur.

-Oh, pas ça, non, j'ai essayé, mais ça n'a aucun intérêt, en fait. Plutôt des jeux de stratégie, des jeux de rôle guerriers. Mais je ne leur ai pas dit que j'étais dumrien, et ils ne s'en sont pas aperçus, héhé!

-Ah, tu es un bon guerrier, alors.»

Une demi-heure plus tard les logiciels étaient complètement reconfigurés et le multivator fonctionnait exactement comme les petits Lokouten de Vilayah. Même l'ouie et la parole avaient été branchés sur le système de liaison radio. Il ne restait plus qu'à recommencer les mêmes opérations pour sept autres robots. Enfin, environ un quart d'heure avant le nouveau contact, les huit machines frémissaient, prêtes à fonctionner comme des Lokouten, le plein de carburant fait, leurs puissantes piles à combustible allumées et vrombissantes.

«Il faudra faire attention à ce qu'ils n'esquintent pas la passerelle en se relevant.

-Normalement il y a une sécurité prévue: les multivators ne peuvent pas donner toute leur puissance quand ils détectent un obstacle aux ultrasons. Mais il faut quand même leur dire de faire très attention en incorporant les machines.

-Et nous, on ferait bien de se planquer, parce que si une machine s'affole on sera très mal. On peut inhiber tout mouvement jusqu'à l'heure H, mais après...

-Apparemment c'est prévu: il y a un petit bunker de sécurité, là bas.

-Vu. Allons-y et guettons le moment. J'ai la télécommande à Enken, si jamais il se passe quelque chose d'anormal, les multivators se bloqueront automatiquement dès qu'on cessera d'émettre le signal.

-Eh, mais il y a un sacré problème.

-Quoi?

-Ces machines sont pleines de microbes dumriens! Ce serait une épouvantable catastrophe écologique sur Ouarkatan!

-Eh mais c'est vrai, ça. Comment faire? On n'a aucun moyen de les désinfecter.

-Et si elles reviennent sur Dumria, après?

-Alors elles seront contaminées par des microbes de Ouarkatan, et c'est nous qui y passerons. Dans les deux sens c'est la cata.

-Bon, on peut demander à ce qu'elles ne reviennent pas. Les gens de Sol Majeur ne seraient pas très contents, mais au moins on ne serait pas tous condamnés à mort.

-Il faut poser la question aux êtres de lumière. Ils ont sûrement prévu quelque chose. Si ils sont capables de se balader de planète à planète, ce n'est sûrement pas la première fois qu'ils sont confrontés à ce problème. Et ils ne nous enverraient pas là-bas pour y détruire toute vie.

-Dans leurs corps psychiques, ils n'ont pas à se préoccuper de ça. Mais ont-ils pensé que le problème de la contamination biologique interplanétaire se posait pour TOUS les objets matériels?»

 

* * *

 

A Palomas, la discussion s'était effilochée dans un de ces inutiles pugilats verbaux entre les quatre ou cinq restants, Jerôme Eraert et quelques techniciens subalternes, tandis que tous ceux qui avaient vraiment quelque chose à faire s'étaient dirigés vers leurs activités. Rolf avait suggéré qu'un repas serait servi vers onze heures, pour être prêts avant le contact. Mais, là aussi, ceux qui avaient quelque chose a faire prirent juste une collation sur le pouce, ou sautèrent carrément ce repas.

A midi, heure du contact, il ne restait plus personne dans l'ancien réservoir, aussi c'est dans la salle de relaxation, près des caissons d'isolation sensorielle, qu'apparut à nouveau la sphère blanche. Rolf avait fait déménager les écrans dans cette salle, puis, après s'être assuré que tous ceux qui avaient quelque chose à y faire étaient bien là, il avait verrouillé les deux portes du sas d'accès et coupé toutes les liaisons sauf vers Dumria.

Ils retrouvèrent avec délice la merveilleuse vibration de paix et de simplicité des êtres de lumière. Mais leur timidité du matin avait disparu. Ils avaient préparé plus d'une douzaine de questions, dont plusieurs auxquelles certainement peu d'entre vous amis lecteurs auront pensé. Comme au matin, une sphère de lumière similaire se trouvait également dans la salle de réunion de Dumria, et les questions semblaient provenir indifféremment de Dumria ou de la Terre, chacune dans une langue différente, mais que tout le monde comprenait, sous l'effet de la merveilleuse texture psychique.

 

«Comment allez-vous transporter les multivators de Dumria vers Ouarkatan?»

Ils eurent la vision d'une sphère de lumière, une texture psychique, apparaissant dans le hangar de la base Sol Majeur, puis entourant les multivators. Ensuite cette texture se déconnectait de l'espace physique, et se retrouvait flottant dans le néant, «comme une planète manquante» remarqua quelqu'un. Enfin la texture se reconnectait sur Ouarkatan, libérant les multivators à proximité d'un des laboratoires de la folie. Quelques regrettables mais nécessaires violences plus tard, les multivators regagnaient l'abri de la texture, et on passait au laboratoire suivant.

 

«Ne risquons-nous pas de faire des victimes innocentes en agissant de manière aussi brutale?»

La réponse était malheureusement oui, mais ils seraient guidés au mieux afin d'épargner les innocents et d'atteindre uniquement les coupables. Le karma de brutalité aveugle des Ouarkiens ne leur permettait pas une intervention avec plus de tact, aussi il fallait faire avec. Par contre les Gardiens Cosmiques s'engageaient à prendre toutes les consciences des victimes innocentes dans un des paradis psychiques spécialement créés pour les Ouarkiens. A tout prendre, c'était un sort infiniment plus agréable que de rester en vie sur Ouarkatan, mais tout le monde s'accorda à penser que ce n'était pas une excuse valable pour tuer des innocents.

 

«En quoi consistera exactement notre intervention?»

Le karma d'individualisme des Ouarkiens ne leur permettait que bien trop peu d'aide cosmique. Aussi leur intervention se bornerait à éliminer la caste des scientistes et leurs dangereuses connaissances génétiques. Pour le reste, les Ouarkiens devraient trouver des solutions par eux mêmes. Mais ils avaient beaucoup plus de ressources que ne le laissait croire l'observation de la morne vie quotidienne sous la dictature. En particulier, si les anciennes cultures et religions organisées avaient effectivement disparu de la surface d'Ouarkatan, elles n'en continuaient pas moins d'exister dans l'imaginaire de beaucoup d'habitants de la planète. Il suffirait de peu de choses pour les faire ressortir. Bien sûr ils auraient à passer par tous les pièges de l'intégrisme et des sectes, mais comment peut-on comprendre ces choses sans les avoir vécues soi-même?

 

 

«Comment être sûrs que ce danger serait bien éliminé?»

Ce serait fait assez facilement, dans la mesure où l'idéologie scientiste et ses connaissances dangereuses n'étaient détenues que par quelques milliers de personnes vivant dans des lieux clos, sans protection militaire lourde. D'autres connaissances techniques existaient ailleurs, dans des usines détenues par certains citoyens, mais pas si menaçantes.

 

«Pourquoi les Gardiens Cosmiques n'interviennent-ils pas eux-mêmes, alors qu'ils ont des moyens très puissants pour le faire? Pourquoi font-ils appel aux Terriens et aux Dumriens?

Il apparut alors dans la conscience des participants un écheveau compliqué de liaisons karmiques entre les trois planètes. En effet la réincarnation d'un être conscient sur une autre planète est un phénomène certes très peu probable à un niveau individuel, mais fréquent à l'immense échelle de temps de l'évolution des planètes et des civilisations. Ainsi, contrairement à ce que les astronomes et les exobiologistes avaient pu penser, les planètes n'évoluent-elles pas du tout chacune en vase clos. Les interférences et même les échanges ne sont pas rares. Ainsi la Terre avait des connections karmiques avec Ouarkatan, datant spécialement de l'époque de l'Empire Romain, où les deux civilisations avaient évolué en même temps, et de manière très similaire, permettant ainsi de nombreux échanges individuels. C'étaient même des Terriens pervers de l'entourage de néron, réincarnés sur Ouarkatan, qui étaient à l'origine directe de la dictature! Ces échanges s'étaient ensuite raréfiés, avec la disparition de l'ambiance de l'Empire Romain. Mais ils avaient repris an 20eme siècle, inspirant notamment certaines tendances scientistes, athées et matérialistes sur Terre. En particulier les fausses «théories scientifiques» cyniques du vingtième siècle, qui déniaient la conscience ou rejetaient toute morale, telles que le béhaviourisme, étaient-elles le résultat direct d'immixtions de la caste des scientistes de Ouarkatan, et non pas, comme on le pensait généralement, des influences d'origine satanique. Une autre interférence également très visible avait été le mouvement crado-punk de la fin du 20eme siècle, avec ses idéologies «libertaires» cyniques et ses horribles formes d'«art» pervers, le rap et les tags, dont l'origine dans les abominables palais impériaux ouarkiens n'était maintenant que bien trop évidente. C'étaient également des méthodes ouarkiennes de manipulation de masse qui avaient permis à ces mouvements de casser aussi efficacement l'idéalisme de la jeunesse et d'empoisonner toute une génération avec des idéologies égocentriques et anti-effort. Des relations très suivies avaient également eu lieu entre la Terre et Dumria, il y a... plusieurs millions d'années. A l'époque la Terre était encore une planète animale, dominée par les grands singes, et Dumria était dans un état similaire. L'enjeu était alors la différentiation entre le modèle chimpanzé, stratège à l'esprit de clan, et le modèle bonobo, pacifique et relationnel. C'était le modèle chimpanzé qui avait mené à l'hominisation sur Terre, et le modèle bonobo sur Dumria. Cela expliquait les différences précises entre ces deux civilisations par ailleurs si profondément semblables. Et ce n'étaient là que deux exemples, d'autres échanges avaient eu lieu avec des civilisations animales. Par exemple beaucoup d'êtres de Bakouta qui n'avaient pas pu suivre la transition spirituelle de leur planète étaient réincarnés sur Terre dans des corps de dauphins, où il leur fallait reprendre leur évolution là où ils l'avaient laissée. A des niveaux plus évolués que les humains actuels, des contacts conscients et délibérés se poursuivent activement entre les êtres de nombreuses planètes manquantes passées dans le monde psychique, par exemple avec Centaurus 1296 (Voir les Planètes Manquantes»), et aussi avec des mondes psychiques tels que Shambala, l'embryon de la future Terre psychique où se rassemblent les Terriens les plus avancés.

Les Gardiens Cosmiques, afin de conserver leur neutralité et leur impartialité, devaient bien prendre garde de ne jamais se laisser prendre dans cet écheveau de relations karmiques complexe et souvent perfide. Aussi ils n'intervenaient que rarement, même pas pour éliminer des souffrances ou des injustices, mais uniquement quand se présentait un risque de blocage définitif ou de ruine complète pour une civilisation planétaire. Et, quand ils intervenaient, ils le faisaient autant que possible de manière à rééquilibrer certains problèmes karmiques interplanétaires, en offrant à des gens d'autres planètes la possibilité d'agir concrètement. Ainsi l'intervention conjointe Terre-Dumria sur Ouarkatan serait bénéfique aux Ouarkiens, bien sûr, mais aussi aux Terriens, puisque au fond la dictature venait de leur planète. Ce serait bénéfique aussi aux Dumriens, dont la grande majorité restait bien trop tentée de se désolidariser des mondes à problème et de s'enfermer dans leur petit paradis factice. D'ailleurs l'être de grande taille fit remarquer que ce qui était arrivé aux Dumriens avec la «conspiration anti-suicide» était une «aimable invitation» à ne pas trop fuir les problèmes des autres, au risque de voir un jour ces problèmes débarquer en force sur Dumria et ruiner leur belle civilisation en quelques jours... Une brève image apparut, des «mondes divins» du Bouddhisme, paradis trompeurs dont les habitants, bien trop imbus d'eux-mêmes, devaient tôt ou tard expérimenter l'affreuse souffrance de la redescente dans la laideur, le mal et la crasse… Imaginez un dieu magnifique et pur, mais trop égoïste et imbu de lui-même, se retrouvant soudain obligé de renaître dans une soue à cochons…

 

«Et pour la contamination nucléaire sur Ouarkatan, les Gardiens Cosmiques interviendront-ils?»

La réponse surgit franchement dans l'esprit des participants, avec quelque colère:

«La pollution nucléaire sur Ouarkatan est bien pire que sur Terre, et elle pourrait mener à une extinction complète de cette humanité en quelques siècles seulement. Une intervention de décontamination serait possible sur Ouarkatan, car seuls un très petit nombre de scientistes connaissaient les dangers génétiques de la contamination radioactive. Ainsi l'immense majorité des Ouarkiens n'ont pas engagé leur karma sur ce point. Même les militaires qui avaient utilisé des bombes atomiques n'en connaissaient pas les effets à long terme, et ils avaient donc seulement un karma de génocide, pas d'astrocide.

«Par contre sur Terre les gouvernants qui ont fait exploser des bombes atomiques ou qui ont construit des centrales nucléaires, connaissaient les effets génétiques de la contamination radioactive depuis 1943, date où le projet manhattan renonçait aux armes radiologiques au profit de la bombe atomique. Les peuples du monde en ont également été informés dans les années 1970. Dès cette époque dans tous les pays démocratiques l'occasion s'était offerte de nombreuses fois d'élire des candidats qui refusaient la pollution, en particulier nucléaire. Les choix qui ont été fait l'ont donc été en toute connaissance de cause par une large majorité, et donc le karma des Terriens est pleinement engagé. Il sera très difficile de leur épargner le futur de maladies, de laideur et de souffrances qu'ils se sont eux-mêmes construits. Seule une minorité plus responsable est assurée d'y échapper, grâce à leur bon karma individuel.

«Alors oui, nous prévoyons une grande opération de décontamination sur Ouarkatan, d'ici à quelques dizaines d'années. De nombreux Terriens y seront invités, et ce sera pour eux l'occasion de réparer leur propre karma. Mais nous n'envisageons pas une telle opération de décontamination sur Terre, ni maintenant ni plus tard. Les Terriens devront résoudre ce problème eux-mêmes, nous ne pouvons pas les aider.»

Un sentiment de révolte et d'injustice s'empara de certains participants, à l'idée de voir les Gardiens Cosmiques aider la sinistre Ouarkatan mais pas la démocratique Terre. La réponse cingla: une véritable justice se doit bien de protéger les victimes et d'amender les coupables. Quant à la démocratie, elle ne peut servir à éluder la responsabilité: les décisions prises par vote engagent personnellement tous ceux qui ont voté pour, ou qui se sont abstenus.

 

Décidément les Gardiens Cosmiques savaient manier la juste punition avec autant d'adresse que la douce compassion.

 

«Pourquoi les Gardiens Cosmiques se cachent-ils des civilisations planétaires?» (En effet aucune mention d'en était connue, même dans les nombreuses capsules temporelles laissées par les planètes manquantes juste avant la transition spirituelle).

Cette question les renvoya à la discussion du matin, et aux dangers de la psychophysique. Tant qu'un certain niveau de maîtrise spirituelle n'est pas atteint, toute tentative d'utiliser la psychophysique ne peut que mener à des catastrophes, voire à de véritables descentes aux enfers pour ceux qui tenteraient de faire le mal avec. Mais même la capacité d'utiliser positivement les pouvoirs psychophysiques coïncide avec un état d'évolution de l'individu, ou des planètes, où s'offrent alors des possibilités bien plus intéressantes que de continuer à seulement s'adapter au monde matériel. Ainsi, les planètes accomplissent la transition spirituelle vers des paradis parfaits, au lieu de seulement mieux maîtriser un monde physique forcément limité et imparfait. Seuls certains individus en avance sur leur civilisation peuvent utiliser ces capacités, produisant parfois des «miracles» visibles par tous. Mais la plupart disparaissent discrètement de leur planète, dans des corps psychiques, ou en mourant naturellement. Une utilisation publique à grande échelle de ces pouvoirs n'est possible que lors des dernières étapes de la préparation de la transition spirituelle, quand tous les habitants de la planète sont purifiés de leurs défauts psychologiques, et suffisamment sensibilisé à ces choses pour les comprendre et les accepter, sans tenter de les utiliser à des fins égocentriques. Seulement à ce moment la transition est possible. Mais elle est alors presque automatique, inévitable, comme un puissant orgasme de bonheur qui prendrait toute la planète...

 

«Comment ferez-vous pour empêcher une contamination microbienne croisée entre Ouarkatan et Dumria?» C'était là LA question, et des murmures l'accueillirent.

Un sentiment de sécurité absolue envahit tous les participants, tandis qu'apparaissait une image des multivators entièrement désinfectés. Ils étaient non seulement soigneusement nettoyés, mais toutes les molécules porteuses d'informations génétiques étaient complètement détruites, tant à l'aller qu'au retour. Même la radioactivité qu'ils ne manqueraient pas d'attraper sur Ouarkatan serait totalement éliminée. Les Gardiens Cosmiques étaient parfaitement conscients qu'un seul microbe transporté sur une autre planète pouvait y provoquer une catastrophe mondiale, épidémie foudroyante ou pourriture insidieuse. Ainsi les micro-organismes Dumriens avaient-ils la capacité de faire pourrir sur pied toute forme de vie ouarkienne, tandis que les bactéries ouarkiennes pouvaient stériliser toutes les plantes dumriennes sans faire de mal aux Dumriens eux-mêmes, les laissant juste mourir de faim dans un monde de foin sec. Jamais rien de tel n'était arrivé par la faute des Gardiens Cosmiques, et de toute façon la colonisation d'une planète habitée par une autre était une chose formellement interdite. En principe une telle colonisation n'était pas possible vu les distances entre les étoiles, mais il arrivait parfois que deux planètes habitées coexistent dans le même système solaire, ou dans un système double, ou que deux systèmes solaires passent suffisamment près l'un de l'autre pour rendre temporairement les voyages possibles. Dans ces cas il arrivait que les Gardiens Cosmiques interviennent pour empêcher des interférences destructrices.

 

«Que faire des plans et des prototypes de Lokouten existant actuellement?»

La réponse fut claire et même autoritaire:

«Nous n'autoriserons pas l'usage de ces machines sur Terre, ni même sur Dumria. Aucun plan de Lokouten ne devra rester sur Terre. Aucune information ne devra être divulguée. Toute tentative pour divulguer des informations sera stoppée. Les prototypes sur Dumria devront être détruits. Seul un archivage des plans pourra rester sur Dumria, dans une organisation secrète que vous ne connaissez pas, les Chevaliers de Tokenviel, créée il y a quinze ans suite aux contacts avec la Terre, et qui sont en relation avec nous. Peut être qu'un jour le centre de Vilayah fera partie de cette organisation, mais les Terriens ici présents seront tous morts d'ici là.

«Les chevaucheurs de Lokouten, qu'ils soient de la Terre ou de Dumria, ne pourront continuer ces expériences. Mais ils ont grand intérêt à poursuivre l'épanouissement de leurs facultés particulières sous la direction de maîtres tels que Sangyé Tcheugyal, pour leur bien propre et pour celui de tous les autres êtres. Même en restant dans la plus grande discrétion, ils trouveront très facilement des usages très positifs de ces facultés, comme le fait déjà la terrienne Eraert.»

Madame Eraert rougit de ce compliment à elle adressé, et venant de si haut. Elle n'avait pourtant fait que soigner quelques malades psychiatriques, dans des conditions souvent non gratifiantes, voire scabreuses. Mais aux yeux des gardiens cela semblait infiniment plus important que les exploits technologiques de Rolf.

Il n'y avait rien de plus à demander sur ce sujet.

 

«Existe t-il des civilisations basées sur les Lokouten?»

C'était rare, mais effectivement cela existait, des civilisations qui avaient développé des corps cybernétiques, mêlant plus ou moins biologie et informatique. Il y en avait même de deux types, des Lokouten physiques, des machines réelles imitant un corps et permettant à des consciences d'avoir des expériences dans le monde physique, et des Semkouten informatiques permettant à des consciences de s'incarner dans des mondes virtuels simulés par des myriades d'ordinateurs, eux-mêmes construits et entretenus par des robots. Ces civilisations connaissaient certes un bonheur intense et une quasi immortalité, mais les Gardiens Cosmiques considéraient cette voie comme une erreur. Tout d'abord l'évolution de ces civilisations pouvait rester bloquée pour des millions d'années, généralement par la perte du véritable libre-arbitre. Ensuite elles passaient à côté d'un bonheur bien plus profond dans les mondes psychiques. Enfin, la mort, qui finit toujours par venir dans l'univers matériel, les trouvait totalement incapables d'affronter l'état de conscience intermédiaire du Bardo, qui les projetait alors dans les renaissances les plus hasardeuses. Quant aux civilisations de créatures purement robotiques, aussi technologiquement avancées qu'elles fussent, elles n'offraient aucun intérêt, les robots n'ayant pas de conscience. La prise de pouvoir des robots sur une planète était certes rare, mais c'était toujours une catastrophe, sauf dans le cas où des robots «Asimoviens» se donnaient pour tâche de protéger la vie sans interférer avec.

 

Il n'y avait semble t-il aucune autre question.

Mais un sentiment diffus et difficile à identifier flotta sur l'assemblée, comme un insaisissable chant de pipeau au loin.

Un jeu.

Toute l'affaire n'était qu'un jeu.

Les Gardiens Cosmiques auraient pu agir tout à fait autrement. Ces êtres aux pouvoirs immenses n'avaient absolument pas besoin d'eux, ni de leurs machines. Et certainement ils ne se privaient pas d'intervenir directement, à l'occasion. Mais c'était bien plus exaltant de le faire ainsi, avec ces énormes jouets dumriens munis de ces incroyables cerveaux psychophysiques qui défiaient les lois de l'univers et de la conscience, étranges créations d'un esprit d'exception: Rolf Gensher, directeur de l'Université Internationale Shédroup Ling consacrée à l'étude de la conscience. Alors ce serait bien plus amusant de le faire dans le film de Rolf.

 

Juste une dernière remarque vint, en forme de chute d'histoire drôle:

«N'oubliez pas de demander à votre ami Nips de fixer la télécommande d'Enken sur un des robots, sinon arrivés sur Ouarkatan ils resteraient complètement paralysés!» Ils se sentirent gênés de voir leur secret percé à jour avec autant de facilité, mais ils savaient qu'ils étaient pardonnés comme pour une blague d'enfant...

Enfin la sphère de lumière se résorba. Définitivement cette fois. Mais il n'y eut aucun sentiment de frustration: chacun était prêt à accomplir son rôle, avec une sereine mais ferme détermination. Déjà les chevaucheurs se levaient, certains avec un sourire entendu, d'autres avec une mine concentrée que personne ne voulut troubler, et ils se dirigeaient vers les caissons d'isolation sensorielle.

 

Dans la base Sol Majeur, Nips et ses amis reçurent un message d'Ekarpan avec les dernières instructions. Notamment il ne fallait pas s'inquiéter de la désinfection. Puis Ekarpan demanda à Nips de fixer la télécommande sur un des robots.

«Oh là vous êtes devenus non-intelligents, ou quoi? répondit ce dernier. Ça sent la triche à plein nez. Si on perd la télécommande on perd tout contrôle sur les Lokouten

-Ecoutes Nips, nous ici on a parfaitement confiance. Nous pensons tous qu'il n'y a aucun risque à confier nos Lokouten aux Gardiens Cosmiques. De toute façon comment veux-tu les télécommander sur Ouarkatan depuis ici?

-Bon. Je fais comme tu dis. Mais je prends MES précautions.

-Comment ça?

-Tu verras.» Et Nips s'élança dans le vaste hall, l'émetteur de télécommande à la main. Il grimpa aux passerelles et pénétra dans la tête d'un des multivators. Il aurait normalement dû y fixer l'émetteur et redescendre. Mais au lieu de cela, il s'assit dans un des sièges, serra sur lui le harnais de sécurité et fixa l'émetteur avec une pince à sandwiches sur le petit tableau de bord devant lui. Puis il referma les portes en situation d'étanchéité maximale, et configura l'aération en circuit fermé. Une fois cela fait, il lança à ses amis restés dans le bunker un signe victorieux. Ils répondirent quelque chose, mais il ne les entendait pas, car il n'avait pas emporté son téléphone portable.

 

«Eh, Nips! La désinfection! Tu vas te faire tuer!

-Crotte de tops, il ne nous entend pas, et l'activation est d'une seconde à l'autre!»

Lokouten        Chapitre 13       

 

 

 

 

 

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux (Sauf indication contraire).

 

 

 

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