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Lokouten

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Chapitre 6
Une étrange réunion au sommet.

 

 

Steve Jason entra dans la petite salle des réunions spéciales du directeur de l'Université Zambou Shédroup Ling. Le nouveau directeur, Rolf Gensher, avait préféré prendre ses quartiers au centre Shedrupling de Palomas, en Californie. Il était installé dans des bâtiments bas peints en blanc, sur la prairie d'un ancien ranch, entre deux petites falaises brûlées de soleil.

Il ne pu s'empêcher de chercher du regard le paravent où se tenait autrefois un des agents de la «police secrète» de l'Université (voir «Dumria»). Mais il n'y avait plus de paravent. Le nouveau directeur, Rolf Gensher, ne pouvait pourtant pas avoir renoncé à cette «police», si utile pour surveiller les activités anti-scientifiques et anti-spirituelles qui pouvaient encore viser leur université, malgré le démantèlement de la «conspiration anti-suicide» seize ans plus tôt. Simplement, maintenant que son existence était connue du public et des autorités, il s'avéra qu'elle déplaisait à beaucoup plus de gens qu'elle ne visait en théorie. Aussi elle avait été supprimée. Du moins officiellement.

Au lieu du décors de boiseries anciennes, si cher à l'ancien directeur Hervé Elzécher, cette pièce était aménagée de motifs modernes, simples, de couleurs pastel pêche et orangé, plus dans le goût de Rolf. La table centrale et les sièges étaient dans les mêmes tons que les murs, en plus soutenu, avec un écran et un clavier d'ordinateur à chaque place. Ces teintes chaleureuses et la froideur des lignes géométriques se tempéraient harmonieusement.

Rolf se leva pour accueillir Steve, et il le présenta aux autres participants, tous des occidentaux. Sans doute étaient-ils déjà en réunion depuis un moment, à voir leurs papiers en désordre et les tasses vides sur la table.

«Il ne nous reste plus qu'à attendre Sangyé Tcheugyal. Ah, justement, voici son hélicoptère».

Steve leva les sourcils d'étonnement. Sangyé Tcheugyal était un cauchemar pour les administratifs, imprévisible et fantasque, plus enclin à se déplacer ostensiblement à dos de mule qu'avec n'importe quel moyen moderne. Il avait l'art de ne jamais être disponible quand l'organisation l'exigeait, tout en arrivant complètement à l'improviste quand on aurait préféré se passer de lui. Tcheugyal ponctuel et en hélicoptère était donc signe de quelque chose de très important. Et même particulièrement important, pour l'avoir ainsi sorti de sa retraite.

Plusieurs des participants chuchotaient en allemand; ils étaient fort probablement des ingénieurs de la KRG, la puissante entreprise de robotique de Rolf. Les autres attendaient Tcheugyal en silence.

Quand ce dernier entra, l'étonnement fut à son comble. C'est qu'il était accompagné de son épouse. Et il lui tenait même la main, comme pour bien montrer qu'il était maintenant marié. Yonten Dreulma avait vraiment une allure peu commune. Elle portait toujours sa longue robe tibétaine bleu foncé, avec le tablier multicolore des femmes mariées, mais ses cheveux d'or platiné à grandes boucles avaient maintenant poussé de cinq ou six centimètres, pas encore assez pour retomber sur les côtés: cela lui faisait une sorte d'auréole de lumière dorée. Son sourire et son regard étaient encore plus extraordinaires, angéliques, comme en extase. C'était vraiment très fort, et les chuchotement cessèrent soudain devant l'intensité de cette lumineuse présence. Même l'indigo de sa robe semblait irradier quelque feu intérieur. C'est sûr, Tcheugyal ne pouvait vraiment pas avoir choisi une femme ordinaire.

Ils s'assirent tous deux à droite de Steve. Ce dernier nota que Yonten portait des silencieux d'oreilles, un génial petit bouchon ressemblant à un appareil pour surdité, enfoncé dans le conduit de l'oreille. Seulement, au lieu d'amplifier les sons extérieurs, ces appareils détectaient les vibrations du tympan lui-même, à l'aide d'un minuscule laser, et il les renvoyaient en opposition de phase, atténuant ainsi tous les sons ambiants bien plus efficacement que les anciens bouchons d'oreilles en mousse. Cela arrivait même à effacer les bourdonnements d'oreilles et les bruits organiques, offrant ainsi un silence réellement incomparable. Ainsi Yonten n'entendait même pas leur conversation, et il lui suffisait de chausser des lunettes opaques pour être toute entière dans sa méditation. Cet appareil était considéré comme une des rares technologies qui avaient réellement apporté quelque chose à la pratique spirituelle: il était maintenant possible de méditer aussi profondément que l'on voulait, à peu près n'importe où, même en ville. Toutefois pour faire une retraite sérieuse il était toujours nécessaire de couper les liens avec l'agitation quotidienne, dans un endroit où rien ni personne ne vienne nous déranger.

Donc Yonten s'assit à côté de Sangyé Tcheugyal, et chaussa des lunettes opaques montrant des yeux de Bouddha, dans le style des grands stupas de Katmandou...

Rolf présenta les nouveaux venus.

Il y avait là plus de cadres de la KRG que de Shédroup Ling. Steve n'aimait pas trop cela, craignant pour l'indépendance de son université. En principe il s'agissait de deux organisations complètement indépendantes, oeuvrant dans des domaines différents, et Rolf ne mélangeait pas ses deux rôles. Mais il se créait de plus en plus de liens organiques entre les deux organisations, ce qui engendrait une dépendance de fait. Et une dépendance plutôt défavorable à Shédroup Ling. Mais Steve se rappela que les cadres de la KRG étaient tous des anciens élèves de Shédroup Ling, ou d'autres organisations similaires. C'étaient tous des ingénieurs, des techniciens de haute volée, certains vêtus très classiquement de blouses blanches, avec parfois même des cravates à l'ancienne. Mais leurs regards suggéraient aussi qu'ils avaient tous reçu un entraînement spirituel sérieux. Même en cette fin de 21eme siècle, une formation poussée à la fois en science et en spiritualité était encore rare, et Steve avait du mal à penser que Hervé Elzécher et Sangyé Tcheugyal n'étaient pas les seuls. De plus, il courait d'étranges rumeurs sur la KRG, ses laboratoires secrets, et son module de psychophysique que Rolf dirigeait personnellement. Steve eut soudain l'impression qu'il avait affaire à quelque nouvelle sorte de chevaliers technologiques, occupés publiquement à concevoir des robots, mais poursuivant en secret quelque but bien plus mystérieux et profond.

 

Rolf entra en matière sans préambule:

«Toutes les communications avec Dumria ont été coupées il y a quelques jours.

-...

-Pas longtemps, une demi seconde environ. Les utilisateurs de l'Internet commun aux deux planètes ne se sont même aperçus de rien, car les protocoles de transfert de données compensent parfaitement ce genre d'incidents. Mais tous les faisceaux de communication ont bel et bien été complètement coupés. Je dis bien tous, bien qu'ils soient indépendants»

 

On a vu dans les chapitres précédents que plusieurs faisceaux de communication quantiques non-locaux avaient été construits entre la Terre et Dumria. L'université Shédroup Ling, qui était en train d'ouvrir des centres sur Dumria, était copropriétaire d'un de ces faisceaux, privé, basé justement sur ce campus de Palomas, en Californie, près de San Francisco, où se tenait la réunion. Elle le partageait avec d'autres organisations scientifiques ou spirituelles enseignant aussi sur Dumria. C'est comme cela que l'équipe de Rolf avait été mise au courant des coupures, malgré le secret absolu qui avait immédiatement été instauré sur ce sujet.

 

«Les différents faisceaux n'ont pas tous été coupés en même temps, continua Rolf. Comme si un objet se déplaçait en les coupant chacun à leur tour. De plus, comme les faisceaux mettent en rapport des points différents sur les deux planètes, ils ne sont pas parallèles, au contraire ils se croisent à différentes distances sur le trajet. Ceci nous a permis de calculer la distance de l'objet, qui était très proche de la Terre, une année-lumière tout au plus. Son diamètre devait être de l'ordre de dix mille kilomètres, en gros celui d'une planète. Si c'est bien un objet, car pour le moment nous ne savons absolument pas ce qui s'est passé. Steve, vous qui êtes spécialiste, qu'en pensez-vous? Quel type d'objet pourrait bien être opaque au faisceau du télescope quantique?

Steve sursauta presque, absorbé qu'il était dans la contemplation de son étrange voisine. Yonten semblait toujours toute à sa profonde méditation, avec son sourire extatique et ses yeux cachés. Sa main tenait toujours celle de Sangyé Tcheugyal, peut être pour lui communiquer quelque énergie. Steve réalisa que même le Yoga intensif ne pouvait produire un tel résultat. Sûrement que Tcheugyal avait fait faire une FAE (note 27) à Yonten, et peut-être même plusieurs.

«Steve?

-Ah, oui.

«Eh bien je suis très étonné. A priori, aucun objet physique connu ne peut bloquer un tel faisceau. Et certainement pas une planète. Pour la simple raison que ce n'est pas un faisceau d'ondes au sens physique, ce n'est qu'une ligne, au sens mathématique, une géodésique, qui relie le point où l'information est produite, et celui où elle est captée. Il n'y a rien de spécial sur ce trajet, aucun objet ou phénomène particulier. Et donc rien qui puisse interférer avec le faisceau. C'est certainement une des propriétés les plus déconcertante du télescope quantique: de voir à travers n'importe quel obstacle, y compris sous terre. Nous avons même pu discerner des choses à travers des étoiles à neutrons, malgré leur extraordinaire densité. Seuls les trous noirs interceptent le faisceau, en déformant l'espace, et donc la ligne géodésique. Nous commençons même à mettre à profit cette distorsion, qui nous donne des informations très précises sur la structure de leurs champs gravitationnels, leur rotation, etc. Les étoiles à neutrons déforment aussi l'espace, mais sans l'occulter comme un trou noir. Ainsi elles agissent comme des lentilles gravitationnelles, qui nous permettent d'observer l'univers lointain, comme avec des loupes. Des loupes qui se déplacent sur le fond de l'univers et permettent donc de reconstituer très précisément les structures lointaines. Alors, si un tel objet dense comme un trou noir coupait un de nos faisceaux de communication, il le dévierait avec son champ gravitationnel, et donc le faisceau serait interrompu. Une étoile à neutrons ferait d'ailleurs le même effet, car son champ gravitationnel est très proche de celui d'un trou noir.

-Oui, mais une étoile à neutrons ou un trou noir, ça ne fait que quelques kilomètres de diamètre, pas dix mille.

-Oui, mais leur influence gravitationnelle s'étend sur une assez grande distance. Les faisceaux sont maintenus alignés par des circuits électroniques de contrôle extrêmement précis, mais qui ne sont pas conçus pour corriger de fortes déviations. Cela les rend sensibles à des champs gravitationnels relativement faibles, et donc à une certaine distance du trou noir, de cinq à dix millions de kilomètres.

-On devrait alors pouvoir déceler une déviation, juste avant et après la coupure.

-Tout à fait. Les circuits enregistrent les déviations qu'ils ont dû compenser. Ainsi on a pu détecter directement un séisme sur Dumria, qui faisait bouger l'émetteur. Si un objet tel qu'un trou noir ou une étoile à neutrons était passé à travers les faisceaux, on devrait observer une déviation de plus en plus grande, avant de perdre les faisceaux. Puis les faisceaux seraient récupérés, avec une déviation de plus en plus faible. C'est bien ce qui a été observé?

-Eh bien pas du tout. Aucune déviation n'a été enregistrée. Les faisceaux ont tous été coupés instantanément, puis récupérés exactement là où ils avaient disparu, par les systèmes de recherche automatique. Nos collègues sur Dumria nous ont confirmé ces phénomènes, qu'ils ont eux aussi observés de leur côté».

Steve perdit un peu contenance.

«Alors là... Bon, il faut exclure un objet dense. Mais là, je ne vois plus du tout ce que cela peut être. Il faudrait que la structure même de l'espace soit altérée pour bloquer ce faisceau sans le dévier. Seule une texture (note 28) pourrait...

«Très tôt après le Big Bang, l'univers avait ses lois physiques basées sur une seule force unifiée. Mais quand cette force unique s'est scindée en les quatre forces connues aujourd'hui, les propriétés même de l'espace, du vide, ont changé. Or cette transition ne s'est pas produite partout en même temps, et elle n'a pas donné partout le même résultat. L'univers s'est donc séparé en zones de vide ayant des propriétés physiques différentes: les textures cosmologiques. Un peu comme la surface de la Terre est divisée en pays, qui n'ont pas tous les mêmes lois. Ainsi l'univers est, pense t-on, divisé en textures qui ont chacune des lois physiques différentes. Même si ces textures sont aujourd'hui si vastes et leurs frontières si lointaines que l'univers nous semble avoir les mêmes propriétés partout. Sur Terre, il arrive que les frontières entre deux pays soient déplacées, et, de ce simple fait, les habitants du lieu voient les lois changer instantanément. Certains pays ont pu même grandir et en annexer d'autres, qui ont disparu. De même, les frontières entre les textures cosmologiques se déplacent aussi, et certaines textures ont diminué jusqu'à disparaître, implosant à la vitesse de la lumière, alors que d'autres ont grandi jusqu'à emplir tout l'univers que nous pouvons observer. Nous vivons dans une de ces textures aujourd'hui, qui donne à la matière qu'elle contient les propriétés que nous lui connaissons, les constantes physiques que nous mesurons.

«Si le faisceau du télescope quantique devait traverser une zone d'espace différent du nôtre, alors la relation d'échange des propriétés quantiques pourrait ne pourrait avoir lieu, et le télescope ne verrait aucune lumière, comme si un obstacle infiniment opaque s'était interposé.

-Une texture... C'est à peu près à la même conclusion que nous sommes arrivés par nous mêmes, reprit Rolf Gensher. Inutile de dire que cette affaire fait du foin chez les opérateurs de télécom interstellaire. L'ONU et les principaux gouvernements nationaux sont aussi au courant, et ils ont organisé des cellules de crise. Tout est tenu secret, pour ne pas affoler inutilement le public, et j'avoue que pour cette fois ils ont plutôt raison. Mais ce que personne ne sait, c'est que les astronomes de notre université ont eu l'idée de suivre l'objet, avec notre propre télescope quantique, au nord de Lhassa. Et effectivement nous l'avons retrouvé, un peu plus loin dans le ciel. Pas là où il aurait dû se trouver si il se déplaçait à vitesse constante, mais un peu plus près, comme si il changeait de direction. Il cache les étoiles quand il passe devant. Et il se déplace. Il ralentit, même, mais son diamètre apparent augmente, comme si il se dirigeait maintenant droit vers la Terre. Et à la vitesse où il va, il sera là dans quelques jours seulement.»

Steve sentit soudain monter une sourde angoisse: un objet énorme, obscur, totalement inconnu et inexplicable leur fonçait dessus... Bonne nouvelle ou signe de catastrophe? Les autres ingénieurs le regardaient avec des mines graves, ou en tordant nerveusement leurs crayons. Tcheugyal, lui, avait l'air bien présent, mais extrêmement absorbé. Seule Yonten, qui n'avait rien entendu, gardait son sourire angélique.

«Mais alors il va à une vitesse très supérieure à celle de la lumière?

-Oui. Et c'est là le problème. Il s'agit nécessairement d'un phénomène totalement inconnu, qui défie la physique.

-Ah…»

 

Steve se remémora soudain autre chose.

«Si, j'y repense, il y a quand même quelque chose qui serait probablement capable de bloquer le faisceau d'un télescope quantique.

-Quoi donc?»

Steve hésita. Pas à cause de l'absurde tabou scientiste du 20eme siècle, levé depuis longtemps. Mais une pudeur entourait maintenant le phénomène, faisant qu'il était toujours délicat d'aborder ce sujet, même entre scientifiques.

«Une seule chose...

-?

-Un ovni.»

Si Steve avait hésité, ce n'est pas par la crainte de rencontrer quelque scepticisme ou moquerie à cette évocation. En effet, l'existence même du phénomène ovni était, en 2102, largement acceptée, mais l'explication la plus communément admise aurait surpris beaucoup d'ufologues du 20eme siècle. Malheureusement, le phénomène avait gardé toute son aura de mystère, et sa connaissance intime n'avait guère avancé depuis 2000.

On se rappellera que, depuis l'apparition publique du phénomène en 1947 jusqu'au début du 21eme siècle, l'explication la plus courante était que les ovnis étaient des vaisseaux spatiaux, des machines, pilotées par des extra-terrestres. Toutefois cette hypothèse s'était, dès cette époque, heurtée à de nombreuses incohérences et absurdités.

Les incroyables histoires d'abductions, «enlèvements» à bord de «vaisseaux spatiaux», dans les années 1990, ne firent que renforcer cette hypothèse aux yeux du public. Toutefois on finit vite par comprendre que ces «abductions» n'étaient que des «paralysies du sommeil», un phénomène onirique bénin, voire amusant, mais qui prenait un aspect terrifiant et des proportions démesurées sous la plume d'auteurs peu scrupuleux. A la même époque, toute une propagande raciste anti-extraterrestres prêtait aux humanités du cosmos un physique effrayant et des intentions diaboliques, certains auteurs populistes allant même jusqu'à «dénoncer» une très improbable conspiration alliant le gouvernement des Etats-Unis aux extraterrestres! La société toute entière développa vite une forte immunité à ces «théories conspirationistes», certes salutaire, mais qui devait par la suite gêner beaucoup la véritable recherche ufologique, voire la détection de conspirations réelles.

Les institutions scientifiques du vingtième siècle avaient eu, à propos des ovnis, une attitudes extrêmement paradoxale: Ce sont elles qui avaient fait le plus pour démontrer scientifiquement l'existence du phénomène, par exemple avec le GEPAN français, ou les contributeurs du rapport Condon de l'Université du Colorado (note 37), au point que, dès les années 1990, on ne pouvait plus mettre scientifiquement son existence en doute. Pourtant les institutions scientifiques, et au delà les cercles du pouvoir, avaient continué pendant des dizaines d'années à ignorer et mépriser le phénomène, d'en faire un sujet de harcèlement moral, voire un dangereux «téton surnuméraire» (note 36), très utilisé pour chasser les «irrationnels» des administrations, de la politique, des affaires, voire du travail ou de l'école. Ce n'est qu'avec l'observation, dans les années 1990, des premières planètes extrasolaires, que quelques scientifiques commencèrent à considérer timidement les ovnis... mais toujours avec l'idée qu'ils seraient des vaisseaux spatiaux extraterrestres! Juste cinquante ans de retard!

Si les ovnis avaient fait beaucoup parler d'eux dans la seconde moitié du 20eme siècle, ils avaient par contre été plus discrets au 21eme, autant en nombre d'apparitions qu'en publications à leur sujet. Mais ils n'avaient toutefois pas disparu, et des observations extraordinaires ou des mini vagues défrayaient occasionnellement les chroniques. Le scénario de base se diversifia, et, à côté des «soucoupes volantes» des années 1950, on vit de plus en plus de «visions religieuses», souvent très naïves. Les phénomènes du Moyen Age tels que les «batailles dans le ciel», les apparitions de «fées» et autres «esprits de la nature» étaient également de retour, mais sur un fond beaucoup plus moderne, écologiste, Nouvel Age, mondialisant, voire scientifique et biotechnologique. Ces visions et apparitions étaient souvent considérées comme indésirables, car elles entretenaient les formes de dogmatisme religieux ou de fanatisme des plus primaires.

En 2102, l'hypothèse des vaisseaux extraterrestres était généralement considérée comme incohérente avec les faits, et rejetée par les penseurs les plus avancés. Les découvertes récentes de l'exobiologie, notamment l'affaire des planètes manquantes en 2081, n'avaient fait que confirmer la situation: aucune trace de moyens de transport interstellaire n'avait jamais été trouvée, ni des civilisations qui les auraient utilisés. Même les Dumriens ignoraient tout de la question des transports interstellaires, si ce n'est que quelques manifestations ovni apparaissaient aussi chez eux, depuis... leurs contacts avec la Terre. Cette absence d'origine extraterrestre des ovnis mettait également en très mauvaise posture les incroyables théories conspirationistes du vingtième siècle.

Pourtant, comme les institutions scientifiques l'avaient démontré, les ovnis n'étaient pas des hallucinations ni des rumeurs, mais des objets réels, qui se manifestaient concrètement dans le monde physique. Alors quelle était leur nature? Quelle était leur origine? Une remarque importante avait été faite dès 1978, par Bertrand Méheust: les scénarios des rencontres (en particulier les RR3) reprenaient un choix restreint d'éléments d'un symbolisme onirique déjà présent dans des oeuvres de science-fiction antérieures, voire dans le folklore ancien. Il était alors clair que ces scénarios étaient créés dans l'esprit du témoin, ou, tout au plus, de groupes d'êtres conscients plus ou moins vastes, mais n'ayant rien d'extraterrestre.

Un fait étonnant était que la même sélection restreinte de scénarios se retrouvait aussi dans les «abductions», le phénomène onirique de paralysie du sommeil. Cela avait au début contribué à la confusion entre les deux phénomènes. Cette confusion avait été levée avant 2010, mais cette similitude entre les deux phénomènes ne faisait que renforcer l'idée que les scénarios de rencontres rapprochées d'ovni avaient aussi une origine onirique.

La question qui se posait alors était: Comment des phénomènes de conscience, des rêves, pouvaient-ils aboutir à des phénomènes physiquement observables? Les scientifiques ayant étudié le phénomène avaient fini par reconnaître formellement le fait, même sans pouvoir l'expliquer: Dans certaines circonstances encore inconnues, des objets présents dans l'esprit du témoin, tels qu'une «soucoupe volante», pouvaient apparaître et se manifester physiquement, modifiant les objets à l'entour, tout en gardant des propriétés d'objets de rêve, d'objets psychiques, comme de voler sans moteur, d'apparaître et de disparaître sur place, d'être fabriqués de manière impossible, ou d'agir en réponse à la pensée du témoin. Dans les cas extrêmes de RR3, le corps même de l'expérienceur pouvait être emmené en un lieu inconnu, entouré uniquement d'objets psychiques. En 2010 on connaissait environ 200 cas de ce type, dont la majorité était bien documentée et difficilement contestable, par exemple avec des tierces personnes ayant vu le témoin disparaître et réapparaître un peu plus loin. Ces cas avaient continué à se produire depuis, à leur petit rythme.

Il fallait alors reconnaître que, au lieu et au moment où avait lieu l'interférence psychique dans le monde physique, les lois physiques habituelles étaient violées, celles de la matière, et même celles de l'espace et du temps. Elles n'étaient toutefois pas violées de manière irrémédiable, car à la fin de l'épisode psychophysique, elles reprenaient soudain leur cours normal, ne laissant que des objets certes modifiés mais sans propriétés physiques extraordinaires: traces dans le sol, substances, cicatrices, guérisons miraculeuses... les objets purement psychiques, eux, disparaissaient irrémédiablement, d'où l'absence systématique de «preuves concrètes» de ces apparitions.

Cette hypothèse était apparue petit à petit, sans grande déclaration ni publication. L'énergie des théories conspirationistes paranoïaques s'était aussi dissipée, avec le déclin général de toutes les idées fachistes issues des mouvements crado-punk des années 1980-90. Les rapports publics de rencontre d'ovnis étaient devenus plus rares, mais cela semblait surtout dû au fait que les témoins étaient beaucoup moins bavards! En effet, pourquoi témoigner, si les rapports étaient simplement archivés, sans être utilisé pour une quelconque recherche scientifique? Pourquoi seulement en parler, si cela pouvait entraîner un divorce ou un licenciement? Les gens avaient fini par comprendre qu'il leur fallait être prudent! On en était donc arrivé au point où, dès les années 2030, il était devenu difficile de reconnaître l'ampleur réelle du phénomène. Certains disaient qu'il avait quitté la sphère publique, pour se développer maintenant dans la sphère privée.

Les maîtres spirituels, qui s'étaient contenté d'ignorer totalement ce genre de phénomène, finirent par répondre brièvement aux questions en disant qu'il s'agissait, au pire, d'aberrations spirituelles se produisant chez certaines personnes, au mieux d'expériences authentiques, mais survenant sans contrôle à certains stades de leur évolution. Tout le monde s'accordait quand même, scientifiques comme spiritualistes, pour dire qu'il ne s'agissait là que de phénomènes sauvages, en tout cas seulement d'un infime aperçu de ce que l'on pouvait réellement obtenir par la pratique spirituelle sérieuse.

Il apparut aussi petit à petit l'idée que ces phénomènes pouvaient être agréables, voire utiles, quand ils survenaient dans un cadre spirituel contrôlé. Cela fut vite évident pour les paralysies du sommeil (les soi-disant «abductions») qu'un peu de méditation pouvait transformer en expériences sexuelles très agréables, ou en expériences spirituelles très vives. Mais l'affirmation allait plus loin, que les rencontres ovni pouvaient aussi être contrôlées de la même façon, puisqu'ils avaient la même origine onirique. Toutefois les rencontres d'ovni sont infiniment plus rares que les paralysies du sommeil...

Toutefois une telle maîtrise à des fins égocentriques ou maléfiques pouvait être très dangereuse. Ce risque, plus le lien mystérieux avec notre profond psychisme et notre sexualité, avait fini par entourer le phénomène d'une sorte de pudeur, autant de la part des témoins que des scientifiques ou des maîtres spirituels, qui s'abstenaient généralement d'en parler publiquement. De toutes façons il était toujours impossible de provoquer des rencontres ovni de manière publique et convaincante. La véritable étude scientifique des ovnis n'avait donc pu aller beaucoup plus loin que des statistiques sur le psychisme des personnes impliquées.

Mais à partir d'environ 2050, des rumeurs commencèrent à faire état de personnes ayant eu plusieurs fois des RR3, et qui étaient parvenues à en maîtriser le scénario. On parlait de pratiquants tantriques avancés qui se servaient du phénomène. Des rumeurs encore plus folles parlaient d'étranges découvertes, permettant de reproduire le phénomène à volonté, ou d'obtenir des pouvoirs spirituels sur la matière, rumeurs que personne ne confirmait. Sauf un point très curieux et très visible: la «grande panne» des ovnis des années 2080. En trois ou quatre ans le nombre des cas avait été divisé par dix!

Ceci coïncidait curieusement avec l'apparition des FAE (note 27), comme si les maîtres tantriques qui provoquaient les FAE avaient pour cela capté l'énergie qui provoquait les phénomènes sauvages. Seules certaines personnes capables de provoquer elles-mêmes le phénomène continueraient à pouvoir le faire. Une donnée encore plus récente était que de nouveaux cas se produisaient maintenant chez certaines personnes qui avaient bénéficié d'une FAE, surtout quand cette FAE comportait des guérisons ou d'autres effets corporels. Mais leur contenu restait dans la sphère privée, voire intime, car hautement ésotérique ou indiciblement poétique...

Pour toutes ces raisons une opinion très répandue était que, pour les scientifiques ordinaires comme pour le grand public, il était inutile de parler du phénomène ni de faire des recherches à son sujet: c'était là le domaine d'individus particuliers et de maîtres spirituels avancés... qui refusaient eux aussi de le commenter. Seule une résolution de l'ONU avait émis le voeu que ces gens fournissent des explications, afin de préparer la transition spirituelle de la Terre. La réponse fut que cette demande était légitime et pertinente, mais qu'il était bien trop prématuré d'y répondre, tant que des formes de conflit ou d'immoralité avaient encore du pouvoir sur Terre. Quelle que soit la façon dont on considérait les choses, résoudre ces problèmes était un préliminaire incontournable. Il n'y avait effectivement aucun sens à envoyer du crime ou de la cruauté dans le monde de l'esprit, où ils se retourneraient immédiatement contre leurs auteurs.

 

Quoi qu'il en fût, Steve obtint l'attention immédiate de tous les ingénieurs. A sa grande surprise même Yonten souleva ses lunettes pour lui lancer un coup d'oeil appuyé, comme si elle avait entendu ce seul mot.

Steve ne sut plus quoi dire pendant une bonne minute, tandis que tous le regardaient intensément. Puis il arriva à raisonner:

«Ce lieu, ce moment où se produit l'interaction psychique sur l'univers physique normal... En ce lieu, l'espace n'a pas les mêmes propriétés qu'ailleurs. Il peut même ne pas avoir les mêmes propriétés géométriques, quand on voit par exemple une soucoupe volante de trois mètres de diamètre contenir une cité spatiale de cent mètres de long. Comment dans ces conditions décrire une ligne droite, une géodésique?

«Même si il n'y a pas de déformation géométrique de l'espace, il n'en reste pas moins que la ligne droite qui traverse la scène doit passer en un lieu où l'espace n'a pas les mêmes propriétés qu'ailleurs. La situation y est très similaire à ce qui s'est produit avec les textures cosmologiques, lors du Big Bang, où sont apparues des zones d'espace avec des lois physiques différentes.

«Si on regarde ce qui se passe lors d'un épisode psychophysique, tel qu'une apparition d'ovni, ou une apparition religieuse, on retombe sur cette notion de texture: une zone d'espace n'a pas les mêmes propriétés que l'espace normal, ce qui permet qu'il s'y passe des choses extraordinaires, physiquement impossibles dans l'espace normal. Toutefois nous ne savons pas ce qui provoque l'apparition d'une telle texture, si ce n'est qu'il ne s'agit évidemment pas d'un déterminisme physique, mais d'un déterminisme psychique: une texture psychique. La seule chose que l'on sait, c'est que quand ce déterminisme cesse de se manifester, la texture rétrécit et disparaît, et à sa place la physique normale reprend rapidement ses droits. Les objets qu'elle contenait disparaissent ou redeviennent des objets physiques ordinaires.

«Ce «retour à la normale» avait provoqué une grande confusion chez les ufologues du vingtième siècle, qui, à cause de lui, n'arrivaient jamais à trouver de preuves matérielles, telle que des isotopes inhabituels, des objets manufacturés, etc. Dans son livre «Science fiction et soucoupes volantes», en 1978, Bertrand Méheust avait pressenti le problème et avait créé le concept important d'«élusivité». Nous connaissons aujourd'hui la cause de l'élusivité: le retour aux déterminismes physiques ordinaires, quand le déterminisme psychique cesse d'agir, ne laissant que les objets matériels ordinaires qui avaient été pris dans la texture. Et ces objets ne sont jamais des pièces mécaniques de vaisseaux spatiaux, car rien de tel n'a jamais existé.

 

«Dans ces conditions il n'y a absolument rien d'étonnant à ce qu'un ovni soit le seul objet capable de ne pas être transparent au faisceau du télescope quantique: la ligne droite, la géodésique, y est brisée, ou, tout simplement il n'y a même pas d'espace pour la définir lors de la traversée de la texture. Et cela a effectivement été observé, même si peu de gens le savent, lors de la manifestation du grand ovni de Barcelone, dont la position a été très précisément mesurée grâce à plusieurs webcams qui l'ont enregistré. Au même instant cet ovni a aussi traversé le champ d'un télescope quantique australien en train d'observer le ciel derrière lui. Et pendant une fraction de seconde, ce champ est devenu obscur, comme si un objet opaque s'était interposé. C'est peu connu, mais les ufologues le savent. On n'en parle pas trop, car peu ont su en tirer les vraies conclusions. Mais à mon avis je ne vois pas d'autre explication: vous avez intercepté un gigantesque ovni. Et, loi de Méheust connue depuis 1978, en tant que phénomène de conscience il ne pouvait apparaître que précisément là où on le remarquerait, en coupant le seul faisceau de communication interstellaire que nous ayons, même si la probabilité en était de un sur des milliards de milliards. Reste à savoir pourquoi il apparaît ainsi dans l'espace. Dans la conscience de qui.»

Il y eut a nouveau un silence. Juste Rolf plaisanta: «En somme, Steve, vous expliquez un objet inconnu par un objet non-identifié...» mais personne ne rit, car les ovnis, quoi qu'ils fussent, étaient depuis longtemps considérés comme un phénomène individualisé et cohérent, et non plus comme des productions de quelque maladie psychologique ou sociale.

Puis Tcheugyal prit la parole:

«Il y a un autre cas, lui aussi connu des spécialistes.

-Lequel, Rinpoché?

-L'explication est très similaire à celle des ovnis, mais il s'agit cette fois d'un phénomène dont la cause (si non le fonctionnement) est parfaitement connue chez nous. Quand un yogi obtient un corps de lumière, ce corps de lumière apparaît opaque, obscur, au télescope quantique.»

Des murmures accueillirent cette déclaration. Rolf regardait fixement Tcheugyal, seule Yonten avait toujours son sourire détaché.

«N'oublions pas ce les télescopes quantiques ont observé sur les planètes préparant la transition spirituelle: le corps de certains yogis devient soudainement opaque, obscur. Dans le cas de la transition de la planète Bakouta, observée en l'an 525 par les astronomes Dumriens, c'est la planète elle-même, en son entier, qui est soudain devenue un disque obscur, aux yeux des télescopes quantiques dumriens, avant de disparaître totalement!

-Mais, si le corps du yogi apparaît lumineux, cette lumière devrait être visible au télescope quantique?

-Pas forcément, car souvent il ne s'agit pas de lumière physique, mais d'un phénomène purement psychique, qui n'existe et qui n'apparaît que dans la conscience de l'observateur, sans émission de lumière physique vers son oeil. Le télescope quantique, qui est une machine, ne peut en aucun cas voir un phénomène purement psychique. Seule la conscience humaine le peut. Tout au plus, si la texture psychique est assez puissante pour modifier l'espace, alors l'interaction quantique à distance ne peut avoir lieu, et cette texture apparaît alors comme une zone noire, quand on observe un objet lumineux en arrière-plan. Et c'est très curieusement la «conspiration anti-suicide» (Voir «Dumria») qui nous en a fourni la preuve la plus sûre, ici sur Terre.

-Hein?

-Comment?

-Oui, ils sont les seuls, à part nous lors de l'affaire de Dumria, à avoir osé violer le tabou et observer des gens au sol avec leurs télescopes quantiques. Nous avions un bon motif, et eux n'avaient aucun scrupule à espionner les gens par ce procédé, le plus déloyal que l'on puisse imaginer, car il permet de voir n'importe qui, n'importe où, même sous terre, et sans aucun moyen d'être détecté. Leurs documents n'ont pas été publiés, car ils violaient la vie privée de milliers de personnes, mais nous avons pu obtenir les images qui concernaient notre monastère de Sera Jé. Ces images étaient soigneusement datées, et l'une d'elles montre un yogi dans sa cellule, le torse et la tête disparaissant dans une tache noire, comme si on avait versé de l'encre sur l'image. Il se trouve que deux autres personnes se trouvaient aussi dans la cellule à ce moment précis (on les voit sur l'image), et, d'après leur témoignage, ce yogi (qui s'appelait Tenzin Pelgyé) leur paraissait à ce moment entouré d'une forte lumière, cette lumière psychique très vive qui ne blesse pas les yeux et ne projette pas d'ombre, typique des apparitions religieuses, que l'on retrouve aussi dans les cas d'ovnis ou dans les NDE. Tenzin manifestait ce genre de phénomènes depuis plusieurs jours, et son corps physique a complètement disparu le lendemain: transsubstantiation en corps de Vajra. Ce que l'on appelle traditionnellement dans le Tantra un corps de lumière, ou selon les concepts scientifiques modernes un corps psychique. Ce qui est remarquable, c'est que le phénomène n'apparaît pas du tout de la même façon au télescope quantique qu'à l'observation humaine directe.

«En tout cas cette image et quelques autres du même genre expliquent pourquoi la conspiration prenait si au sérieux les histoires de corps de lumière ou de transition spirituelle: ils avaient entre leurs mains les preuves concrètes de la réalité de ces phénomènes. Ils n'en niaient pas l'existence, mais, matérialistes comme ils l'étaient, ils se trouvaient dans l'incapacité totale d'en admettre la cause spirituelle. Ils l'interprétaient alors comme un phénomène physique inconnu déclenché par le cerveau, et qui menait à la mort par destruction du corps physique. Déjà en l'an 2000 il y avait une théorie qui tentait d'«expliquer» la conscience par des phénomènes quantiques dans les fibrilles des neurones, et bien d'autres «explications physiques» de ce genre ont été proposées depuis, notamment pour tenter de rendre compte de phénomènes comme la perception extrasensorielle ou la télépathie, sans invoquer de causes spirituelles. Aussi il est concevable que des matérialistes aient pu penser que le cerveau soit capable de provoquer des phénomènes physiques ou quantiques inconnus, et même accepter que les pratiques de méditation avancée puissent avoir de telles conséquences. Bien sûr, comme ils n'ont jamais démordu que seule l'activité neurologique du cerveau produit la conscience, pour eux ces phénomènes menaient obligatoirement à la mort et toute la pratique Tantrique n'était qu'une sorte de drogue aux résultats entièrement néfastes et illusoires. Bon, que quelques ermites dans de hautes montagnes neigeuses se «suicident» de cette façon ne les dérangeait certes pas, mais leur trouille bleue était que, partant de ces quelques «fous tantriques», ce phénomène se généralise à toute la planète, ce que nous appelons la transition spirituelle, qui a déjà emporté toutes les planètes manquantes.

-Ce qui est aussi remarquable, Rinpoché, c'est que ce document dont vous nous révélez maintenant l'existence est effectivement la seule image, la seule preuve tangible des étranges phénomènes qui se passent au moment de la transition spirituelle d'un individu. Une «texture» apparaît... mais cette fois, au lieu de seulement imploser, elle s'en va «ailleurs», vers le monde psychique, dans les paradis des Boddhisattvas, avec son occupant et les phénomènes psychiques qu'elle contient, tandis qu'une portion d'espace normal prend automatiquement sa place dans notre monde physique. Même le corps physique du Yogi change de mode d'existence, et devient un corps psychique, ce que vous appelez un corps de Vajra.

-Je pense même depuis longtemps, termina Tcheugyal, que ces corps de Vajra, quand ils se manifestent dans le monde physique, le font aussi dans une texture, une texture psychique, où les lois physiques environnantes ne sont pas valables. Cela explique les propriétés extraordinaires de ces corps, mais aussi l'extrême difficulté à les maintenir dans un monde physique qui n'est pas le leur. Seuls des très grands maîtres comme Padmasambhava, notre Gourou Rinpoché, étaient capable de se balader dans un tel corps de manière habituelle. Ainsi il a pu, si l'on en croit les récits d'époque, naître sans parents, se déplacer instantanément, voler, vivre plusieurs siècles et manifester de nombreux autres pouvoirs incroyables, avant de s'envoler et de disparaître dans le ciel. C'est aussi très probablement ce que le Christ est arrivé à faire, pendant les deux semaines de la résurrection: un corps de lumière aux propriétés extraordinaires, décrit dans «les Actes des Apôtres», un texte de facture étonnamment moderne. Mais je ne vois aucun autre être qui ait pu maîtriser le phénomène de manière continue pendant aussi longtemps.»

Un long silence accueillit à nouveau ces étranges révélations. La plupart des ingénieurs étaient restés silencieux, mais leurs regards étaient intenses. Rolf conclut:

«L'objet qui nous intéresse pourrait donc être un objet psychique, comparable à un ovni ou à une apparition religieuse. Toutefois pour en être sûr il faudrait voir quel est l'enjeu de conscience autour de lui.»

Steve s'écria soudain:

«Pourquoi ne pas avoir partagé avec l'ONU les données sur cet objet? Et pourquoi avoir fait venir Sangyé Tcheugyal?»

En effet, le maître tantrique, bien que lui aussi un scientifique de haut niveau, ne participait plus à l'Université Shédroup Ling que très occasionnellement, préférant maintenant consacrer son temps à aider ses disciples en méditation. Il était même en retraite depuis deux mois, et n'aurait normalement pas dû en sortir. Il prit lui-même la parole:

«Steve, c'est moi-même qui ai demandé à venir.

«Cet objet je le suis depuis plus de trois mois avec mon télescope tantrique.»

«Avant ma retraite, je ne le percevais que confusément, dans des rêves. Maintenant je le vois bien plus clairement, et j'ai pu vérifier que l'objet de mes visions et celui dont nous parlons aujourd'hui se comportent bien de la même façon, au même moment. Je l'ai vu couper les faisceaux, et j'en ai donc déduit que les opérateurs de télécommunication connaissent sa présence. Je savais aussi que les astronomes de Shédroup Ling l'ont suivi, et eux seuls, car eux seuls ont eu l'idée de le chercher un peu plus près que ce que l'on attendait. Et mes visions disent aussi qu'il devrait aborder notre système solaire dans une dizaine de jours environ. C'est d'ailleurs de sa part une approche progressive, car il pourrait arriver bien plus vite. Pensez qu'il va déjà à cinquante fois la vitesse de la lumière. Pour cette raison, on ne peut donc le voir avec un télescope optique, même avec un grossissement suffisant, car pour un tel télescope, il n'est pas encore là.

«J'ai donc décidé de prendre contact avec vous, mais uniquement sous le sceau du secret absolu.

-Euh oui, Rinpoché, répondit Steve, plus que jamais impressionné par le maître tantrique. Mais, en tant que scientifique, se fier seulement à des rêves et à des perceptions extrasensorielles d'une seule personne est-il suffisant pour décider d'une conduite à tenir vis à vis de cet objet, qui est peut-être dangereux pour l'humanité, voire hostile?

-Ha ha, Steve, vous n'y êtes pas encore habitué. Pour moi, ce genre de perceptions guide ma vie depuis plus de trente ans déjà, et elles sont de plus en plus précises et fiables. Mais vous avez raison, ce n'est pas suffisant pour baser une décision dont dépend peut-être la survie de la Terre elle-même. Rolf, dites-lui.

-Steve, l'objet nous a envoyé des signaux.

-Hein?

-Oui, spécialement à nous, université de Shédroup Ling. Simplement nous avons reçu un message pendant la coupure, en plein milieu. C'était un courrier électronique tout à fait ordinaire, en allemand, même pas codé, qui était adressé à moi-même et aux ingénieurs ici présents. Il nous a été envoyé par notre seul faisceau privé, ce qui explique que personne d'autre que nous n'en connaisse l'existence.

-Eeee... que disait-il?

-Simplement une demande de contact, mais adressée spécialement à nous, société KRG et Université Shédroup Ling. Il y avait même la liste des noms des seules personnes qui devaient être averties.

-Qui?

-Juste les personnes présentes ici à cette réunion. Et un groupe sur Dumria, eux aussi membres de notre université ou de la KRG. Nous n'en savons pas plus pour le moment. Nous communiquons avec ce groupe de dumriens par notre faisceau privé, en codant soigneusement nos messages dans des fichiers de données scientifiques, où personne n'aura idée d'aller fouiner.

-Et l'ONU?

-Eh bien... il semble en fait que cette histoire ne les concerne même pas.

-Vous n'avez pas averti l'ONU?

-Pas du tout, et nous n'avons pas l'intention de le faire. Ce serait d'ailleurs bien inutile, à moins que nous puissions leur proposer un moyen d'empêcher une éventuelle catastrophe.

-Mais que la KRG fait-elle là dedans? Et pourquoi avez-vous des employés sur Dumria?

-Sur Dumria, parce c'est plus discret pour certaines choses.

-Hein?

-Bien sûr, Steve. Sur Terre, il y avait bien trop de monde intéressé par certains de nos travaux. Nous avons dû fermer nos centres de recherche au Pérou, et même nos laboratoires secrets des monts Verkhoïansk, allant jusqu'à brûler tous les plans et refondre tous les prototypes.

-Vous voulez parler des robots militaires?

-Ah ça? Bricoles que cela. Nos principaux modèles sont connus, et même déjà imités. Ils ont tous été mis au point en Allemagne ou en Europe, dans nos laboratoires habituels, qui sont connus du public. Mais nous avons un projet beaucoup plus intéressant, connus de seulement une poignée d'ingénieurs sur Terre, et fort discrètement testé sur Dumria depuis cinq ans. Une idée géniale de Hervé Elzécher. Ce qui a immédiatement attiré notre attention, c'est que ce sont les quelques rares ingénieurs précisément concernés par ce projet qui ont tous été nommés par la sphère noire, et ce sont eux que vous voyez présents aujourd'hui à cette réunion.

-Ah. Mais je ne fais pas partie de cette équipe. Je ne suis même pas au courant de votre... projet.

-Vous n'êtes pas sur la liste, Steve, en tout cas pas directement. La liste nomme votre femme, Liu Wang.

-Mais elle vient juste de mou...

-Elle vient juste de partir en retraite à Tushita, nous le savons, interrompit Tcheugyal avec un petit rire.

-Mais nous ne sommes pas du tout surpris de la voir sur notre liste: sa situation actuelle en fait une excellente candidate pour opérer avec les machines dont nous parlons. Je ne vous en dirai pas plus pour le moment.

-En tout cas, Rolf, conclut un des ingénieurs, ces signaux démontrent clairement qu'il y a un enjeu de conscience à propos de cet objet. Nous sommes donc pleinement autorisés à le considérer comme un objet psychique, selon la théorie de Steve. Mais il faudrait savoir de la conscience de qui il...

-Pas de la mienne, coupa Tcheugyal. Je ne fais que l'observer.

-Donc pour le moment nous ne savons pas de la conscience de qui il émerge. La nôtre, ou...»

 

 

Lokouten

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